La pandémie de Covid-19, qui aura un impact important sur des pans entiers de l’économie, n’épargnera pas les médias. Dans un article publié sur le site du magazine Alternatives Économiques, le sociologue Jean-Marie Charon analyse les effets néfastes de cette crise sur la presse écrite, un secteur en pleine mutation et à la recherche de nouveaux équilibres économiques. Le choc sera rude.
Depuis le 17 mars une partie des points de vente de presse est fermée. D’autres ont réduit leurs horaires d’ouverture et les conditions d’accès, strictement limitées dans des espaces souvent exigus. Le confinement se traduit pour la plupart des marchands de presse par une baisse sévère de leur activité, encore évaluée approximativement.
C’est peu dire que le choc de la pandémie est rude pour une presse écrite en pleine mutation et à la recherche de nouveaux équilibres économiques, entre un imprimé en redéfinition et le relais souvent lent du numérique. Ce choc affecte un secteur dont le chiffre d’affaires s’est sensiblement réduit dans la dernière période : de 10,8 milliards d’euros à 6,8 milliards entre 2007 et 2017 [GMIC – Presse & Statistiques]. Un recul de 37%, qui n’a pu que s’amplifier au regard du recul ininterrompu des ventes aux lecteurs, comme aux annonceurs depuis 2017.
Recul de la vente au numéro
Le premier impact de la pandémie – avec le confinement – est le recul de la « vente au numéro », et cela même si les magasins de presse font partie des commerces qui peuvent continuer leur activité. Sauf que le nombre de points de vente et les heures d’ouverture sont à la baisse. Pour Paris, le 18 mars, un gros quart des kiosques n’ouvraient plus. Pour la France, le 20 mars, c’étaient 5’590 points de vente, soit un quart, qui restaient fermés, selon Médias France. Dans nombre de communes, la vente de la presse locale dans les bars-tabac clos n’ayant plus lieu, des quotidiens régionaux tentent de les remplacer par les boulangeries. Quelques premiers chiffres donnent un aperçu de l’ampleur de la chute : le 18 mars, le chiffre d’affaires de la vente de quotidiens a baissé de 43,7% et celui des magazines de 45,4%. Le même jour, à l’échelle d’une ville moyenne de Normandie, la principale Maison de la presse évaluait le recul de son chiffre d’affaires presse à 70%. Comment les 22’000 points de presse, segment déjà très fragilisé du système de diffusion de la presse, ressortiront d’un tel traitement, s’il se prolonge ?
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D’autant que la logistique de livraison des journaux était au plus mal, avant la pandémie, puisque les annonces de dépôt de bilan de la principale messagerie, Presstalis, se multipliaient. Éditeurs et pouvoirs publics sont en négociation continue pour tenter d’éviter le dépôt de bilan ou au moins de trouver une issue. Tout est bloqué sur des désaccords profonds entre quotidiens, dont la distribution est plus coûteuse, et magazines, qui refusent désormais la mutualisation des coûts entre formes de presse. Il est difficile d’imaginer face à l’effondrement de l’activité générée par la pandémie, comment ce dépôt de bilan pourrait être évité dans les prochains jours. Il existe une autre messagerie, les MLP, mais celle-ci ne traite que les magazines, alors qu’un certain nombre de fonctionnalités sont imbriquées entre les deux messageries. Les éditeurs sauront-ils et pourront-ils dépasser leurs différends et retrouver une forme de solidarité ? L’État sera-t-il à nouveau la clé de la poursuite du système issu de la loi Bichet de 1946.
Du point de vue des éditeurs, il faut prendre la mesure de cette baisse de la vente au numéro qui selon La Correspondance de la presse (26/03/20) s’opère, dans la dernière période, au rythme de -10 % l’an. Ce recul brutal se retrouve directement sur les ventes globales qui, année après année, se rétractent au rythme de l’ordre de 4% (4,16 % en 2018, selon l’Alliance pour les chiffres de la presse et des médias, ACPM). Soit des stratégies chez les quotidiens comme chez les magazines, qui vont privilégier l’abonnement postal ou par portage (presse locale) et bien sûr le basculement vers le numérique, avec des formules d’abonnements payants. Les uns et les autres ne pourront que contribuer encore davantage à l’anémie des ressources des diffuseurs de presse.
Espacement du service postal
Les abonnés aux quotidiens dont les journaux sont distribués par la poste vont découvrir à partir de cette semaine qu’ils ne sont plus servis que quatre jours. La semaine prochaine, ce sera trois. La direction de La Poste laisse même planer la possibilité d’un espacement encore plus important pour les semaines suivantes. Les abonnés aux quotidiens régionaux qui pratiquent le portage ne seront pas affectés.
Mais quid de ceux qui n’ont pas ou peu développé ce service (principalement dans le sud du pays). Quid surtout des quotidiens nationaux, dont la diffusion hors région parisienne est déjà faible ? Les ruraux ne seront d’ailleurs peut-être pas très surpris, tant la régularité de la distribution des journaux est devenue aléatoire, depuis des années, dans les campagnes et les villages.
Pour les urbains, l’incohérence d’une distribution aussi irrégulière du journal ne pourra que les inciter encore un peu plus à se tourner vers les formules d’abonnements numériques. D’autant que les éditeurs n’auront de cesse de privilégier celles-ci, à coup d’offre d’essais aux tarifs particulièrement attractifs. Mais avec quelles répercussions sur l’infrastructure d’impression et les possibles effets induits d’une surcapacité des machines et des effectifs ?
Plus de pub !
Il suffit de feuilleter un quotidien depuis le 17 mars pour constater que la publicité a quasiment disparu. Le phénomène n’est pas original. Chaque crise majeure se traduit par la fuite des annonceurs et cela même si l’audience se tient, voire progresse, comme ce fut le cas par exemple lors de la guerre du Golfe au début des années 1990. Les quotidiens sont les premiers touchés mais, avec la prolongation du confinement, toutes les périodicités seront affectées, ainsi que les versions numériques. Symbole de ce phénomène, Paris-Normandie annonçait, dès le 18 mars, mettre au chômage partiel le personnel de sa régie. La seconde ressource des entreprises de presse fait donc soudainement défaut, dans un contexte où la presse écrite est depuis près d’une décennie le plus grand perdant du marché publicitaire des médias. Les reculs ont pu atteindre jusqu’à 8% certaines années. Pour 2019, l’Institut de recherches et d’études publicitaires (Irep) annonçait dans un communiqué du 18 mars un nouveau recul, certes plus « modéré » de 4,1%.
Effondrement soudain du relais de l’événementiel
Il n’aura fallu que quelques jours pour que l’ensemble des festivals, épreuves sportives, salons, colloques annoncent leur report ou annulation, à commencer par le Printemps de Bourges ou le Festival de Cannes. Or, ce secteur de l’événementiel et des services est une ressource que de plus en plus de titres ou de groupes de presse ont développée pour faire le lien entre l’ancien modèle économique basé sur l’imprimé et le nouveau dans lequel le numérique assurera une part substantielle, voire principale des ressources. Les modèles ici se trouvent aussi bien en presse régionale avec le groupe Télégramme, qui réalise près de la moitié de son chiffre d’affaires dans sa société événementielle et service (avec la Route du rhum, les Francofolies, etc.), qu’en presse nationale avec Les Échos, qui réalise à peu près les mêmes performances, sans parler de l’historique Amaury avec ASO (Amaury Sport Organisation), et Le Tour de France ou Paris-Dakar, soutien de L’Équipe.
Une fois la pandémie jugulée, il ne fait pas de doute que ces événements reprendront, attirant peut-être encore davantage un public sevré trop longtemps de distractions. Il n’empêche que les comptes des journaux concernés vont être très affectés, pendant des semaines, des mois ?
Quelle organisation, pour quel contenu ?
Au-delà de son impact sur le modèle économique des titres de presse, la pandémie et le confinement ont des conséquences substantielles sur l’activité de ceux-ci au jour le jour, ainsi que leur organisation. Pour ce qui est de l’activité, celle des rédactions a vu disparaître purement et simplement la matière traitée, à commencer par le sport, les événements culturels, la vie sociale et associative. Paris Turf s’est ainsi s’arrêté. En presse locale, c’est l’information des « localiers » qui a fondu, ceux-ci étant désormais affectés à d’autres contenus. Concrètement, le nombre des éditions locales diminue, comme au Télégramme, où elles passent de 19 à 9 ou à Nice Matin de 9 à 2. Des titres envisagent de mettre des journalistes en chômage partiel. Cependant, la tendance est plutôt à redéployer les moyens vers des contenus consacrés à la crise du coronavirus ou ses conséquences sur la vie des confinés (services, jeux, exercices physiques à la maison) : les cahiers spéciaux se multiplient, de même que des séquences vidéo en direct, comme à Paris-Normandie ou à La Montagne.
Sur le plan de l’organisation, la manifestation la plus sensible pour les journalistes est le passage en télétravail. Celui-ci est plus ou moins massif selon l’adaptabilité des outils informatiques dont disposent les titres. Certains sont à 100% en télétravail, d’autres demandent à leurs éditeurs et secrétaires de rédaction de venir au siège pour finaliser les contenus. L’impératif du travail à distance est d’autant plus grand que se sont multipliées les newsrooms où les journalistes exercent tous, très rapprochés, sur un même espace ouvert.
Parmi les sujets les plus brûlants relatifs à l’organisation de la production se posent les questions liées à l’impression, qu’elle soit intégrée, comme pour les quotidiens locaux ou bien sous-traitée. La diminution des éditions de quotidiens régionaux allège jusqu’ici la contrainte, mais pour Paris-Normandie, il suffirait de quelques cas de malades ou de retraits pour bloquer l’outil de production (La Correspondance de la presse 18/03/20). Pour les magazines, un imprimeur comme Jean-Paul Maury (imprimeur d’Alternatives Économiques) vient d’annoncer travailler avec 60% de ses effectifs et ne pas pouvoir imprimer les mensuels ou titres à périodicité plus longue.
Accélération de la bascule numérique
Tout converge donc pour accélérer le report de l’activité des titres sur le numérique. Le phénomène est particulièrement explicite pour les gratuits d’information, à commencer par le plus important d’entre eux 20 Minutes, qui n’imprime plus et dont les contenus sur le Web figuraient déjà parmi les plus visités, notamment par les jeunes urbains. Des magazines annoncent l’arrêt de leur version imprimée, y compris pour des titres assez inattendus comme Point de vue. De leur côté, les quotidiens renforcent leur offre numérique avec la multiplication de newsletter (comme à Libération, La Montagne, etc.) consacrées au coronavirus. La vidéo voire les podcasts sont développés, d’autant plus facilement que nombre de journalistes habituellement actifs dans des contenus qui ont fondu ou disparu (à commencer par le sport) sont disponibles pour renforcer cette offre. Le participatif est également poussé et adapté à la solidarité, avec des plates-formes d’échange de services (partenariat avec « allo services » pour Ouest-France, « Solidarité coronavirus » pour son concurrent Télégramme, etc.).
L’accentuation du tournant vers une offre numérique, alors que l’imprimé est entravé, apparaît d’autant plus adaptée qu’au nom de la solidarité, les « paywall », s’abaissent, multipliant les zones ou accès gratuits. Les audiences s’envolent, avec ici ou là des croissances de 100% à 150%. Mais quid du modèle économique ? La nécessaire solidarité va-t-elle faciliter les stratégies en faveur de l’abonnement ou, au contraire, démotiver les lecteurs, plus que jamais tentés d’assimiler numérique et gratuité ? Nul ne peut répondre à cette question, d’autant que la durée même de la crise, l’image du service rendu par la presse restent inconnus.
Davantage de dualité sociale
C’est peu dire que la pandémie du coronavirus aura un impact puissant sur l’avenir de la presse écrite. Nombre d’effets importants sont à prendre en compte, comme cela a été évoqué précédemment. En conclusion, il faut s’attarder sur deux sujets encore peu traités. Le premier est celui du déséquilibre entre les entreprises de presse en fonction des moyens économiques dont elles disposent, et cela d’autant plus si la crise se prolonge. Pouvoir compter sur des actionnaires ou propriétaires puissants qui soutiendront l’effort, face à des recettes réduites, va devenir une question cruciale. Le potentiel d’innovation et de redéploiement, qui lui-même est lié à ce soutien ou non d’investisseurs, met en relief l’écart dans les réponses possibles : entre par exemple Le Monde, qui s’appuie sur une rédaction sensiblement renforcée – de 310 CDI à 445 en une décennie – ou L’Humanité, qui sort exsangue d’un plan sévère d’économies, idem pour la presse régionale.
Un second écart dans la capacité à bénéficier de la crise pour avancer dans la bascule numérique des revenus va se faire jour entre les titres qui s’adressent à des publics éduqués, engagés socialement, culturellement, solvables, etc., dont on sait qu’ils acceptent de s’abonner aux nouvelles offres, d’autant plus si elles s’avèrent enrichies, utiles, etc. ; et ceux dont le public est plus populaire, moins éduqué, moins solvable, particulièrement sensible à la gratuité et à l’accessibilité des grands opérateurs du Web (réseaux sociaux, moteurs de recherche, etc.). Le test sera crucial pour tout un pan de la presse magazine grand-public, mais aussi pour la presse locale, qui reste un support d’information populaire, mais dont les stratégies numériques privilégient plutôt un public plus haut de gamme. Le risque d’une accentuation de la dualité des pratiques d’information est plus que jamais à l’ordre du jour. Celui qu’évoquait déjà Olivier Donnat, en 2008, dans Les pratiques culturelles des Français.
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