L’Ukraine face aux déserts médiatiques

6 janvier 2025 • Déontologie et qualité, Économie des médias, Récent • by

Lorsque les médias locaux disparaissent, une communauté perd bien plus que des informations. Des canaux vitaux de communication sur la sécurité publique, les soins, l’éducation, le développement économique et les initiatives locales disparaissent. En temps de crise et de guerre, de telles lacunes en matière d’information constituent une menace directe non seulement pour des territoires spécifiques, mais aussi pour la stabilité nationale de l’État. Le journalisme ukrainien est confronté à un défi sans précédent qui se déroule au cœur du pays – dans l’ouest et le centre du pays. La plupart des districts administratifs de ces régions se transforment en véritables « déserts d’information » où les habitants sont privés du droit d’être pleinement informés.

Le terme « déserts d’information » fait référence à des communautés rurales ou urbaines, voire à des districts entiers, qui n’ont qu’un accès limité, voire inexistant, aux nouvelles locales et aux informations sur les questions clés de la communauté. Ces zones se caractérisent par l’absence de rédactions indépendantes capables de couvrir l’actualité locale.
Ces « déserts » sont classés en trois catégories : zone « saine » (au moins deux médias indépendants), zone « partiellement saine » (un média indépendant ou une couverture provenant d’autres zones) et zone « malsaine » (pas de médias locaux du tout). En temps de guerre, l’émergence de tels vides informationnels constitue une menace directe pour la démocratie, car les communautés n’ont plus la possibilité de recevoir des informations actualisées, indépendantes et contextualisées.

Des chercheurs de la Media Development Foundation (MDF) ont dressé un tableau alarmant du paysage ukrainien de l’information. Dans le cadre de leurs recherches, ils ont interrogé 37 responsables de médias locaux et mené 12 entretiens approfondis avec des directeurs de rédactions de tout le pays. Les résultats sont frappants : les trois quarts des districts administratifs de l’Ukraine occidentale et centrale sont menacés, et seule une poignée de 61 districts dans 13 régions sont considérés comme « sains » en termes d’information. La situation est encore plus dramatique dans les régions de Tchernivtsi et de Zakarpattia : pas un seul district ne dispose d’une information stable. Ce signal d’alarme inquiétant révèle une crise profonde dans les médias locaux.
L’étude a révélé une inégalité flagrante dans les subventions accordées aux médias ukrainiens, un facteur qui peut expliquer la crise profonde que traversent les rédactions locales. Dans l’est de l’Ukraine, les subventions représentent 93 % des revenus des médias régionaux, alors que dans l’ouest, ce chiffre n’est que de 45 %. Cette disparité est clairement visible dans les régions situées à l’arrière du pays, loin de la ligne de front, telles que Volyn, Zakarpattia, Ivano-Frankivsk, Lviv, Rivne, Ternopil, Khmelnytsky, Chernivtsi, et cinq autres régions centrales – Vinnytsia, Poltava, Kirovohrad, Cherkasy et Dnipro.

L’une des raisons de ce biais réside dans les priorités des bailleurs de fonds : ils sont beaucoup plus intéressés à investir dans la couverture de la guerre et à soutenir les médias opérant dans des régions proches de la zone de conflit. Par conséquent, même un petit journal de Sloviansk a de meilleures chances de survie qu’une grande station de radio de Brody.
Les chercheurs soulignent que la proximité physique avec la guerre influe certainement sur le paysage médiatique, mais que des facteurs historiques, socio-économiques et politiques ne sont toutefois pas à exclure.

Un piège financier

L’enquête a également montré que 38 % des médias d’Ukraine occidentale ont désigné le risque de perte de financement comme le principal risque en 2023. Selon les chercheurs, seuls 12 % des rédactions disposent d’un financement provenant d’activités commerciales. Les 80 % des médias restants dépendent entièrement des subventions, les recettes publicitaires ne représentant pas plus de 10 % des recettes totales. Ces données semblent confirmer la crise systémique du journalisme local en Ukraine qui se manifeste par la recherche constante de financements, la préparation constante de projets de subventions et un développement chaotique des équipes éditoriales. Cette situation entraîne un épuisement des équipes journalistiques, soumises à une charge administrative excessive et à un manque de planification sur le long terme. Les bas salaires, le manque de financement institutionnel stable et les difficultés supplémentaires liées à la loi martiale provoquent une profonde crise du personnel dans les médias régionaux, obligeant les professionnels à chercher d’autres sources de revenus ou à quitter complètement la profession.

Les raisons de la dégradation du journalisme local sont complexes. La crise économique causée par la guerre détruit le paysage médiatique. Les rédactions sont constamment à la recherche de subventions et souffrent du manque de publicité. De plus, ces médias ne sont pas seulement une organisation, mais aussi le dernier bastion de la communication démocratique sur le terrain.

La voix des communautés

La guerre a radicalement changé l’environnement médiatique. Alors que les journalistes locaux n’étaient auparavant que des chroniqueurs d’événements locaux, ils sont aujourd’hui devenus un maillon essentiel de la sécurité nationale. Non seulement ils informent, mais ils entretiennent également des liens horizontaux avec les communautés, aidant les gens à s’orienter dans une réalité complexe.
Les experts tirent la sonnette d’alarme : sans une intervention urgente, des écosystèmes d’information entiers risquent d’être perdus dans les régions ukrainiennes. Ils proposent de créer immédiatement des programmes de subvention spéciaux pour les régions vulnérables, de mettre en place un soutien à long terme pour les rédactions et de surveiller en permanence le paysage de l’information du pays.
Leur postulat principal affirme que le soutien aux médias locaux doit être stratégique et prévu sur le long terme. Les projets de subventions à court terme, bien qu’importants, ne peuvent pas garantir la stabilité des médias locaux. Au contraire, les programmes de développement institutionnel qui permettent aux organisations médiatiques d’élaborer leurs propres stratégies financières peuvent accroître de manière significative la viabilité des médias régionaux. Cela est particulièrement vrai pour les régions occidentales et centrales de l’Ukraine, qui ont besoin non seulement d’un soutien urgent, mais aussi d’un investissement systématique dans l’écosystème informationnel.


Cet article a été traduit de l’ukrainien, sa version originale est à retrouver sur le site ua.ejo-online.eu


Cet article est publié sous licence Creative Commons (CC BY-ND 4.0). Il peut être republié à condition que l’emplacement original (fr.ejo.ch) et les auteurs soient clairement mentionnés, mais le contenu ne peut pas être modifié.

 

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