Quand les journalistes s’aventurent en terre inconnue

21 octobre 2024 • À la une, Déontologie et qualité, Formats et pratiques, Récent • by

Les journalistes devraient garder un regard réflexif sur leur relation, parfois asymétrique, avec leurs sources. (Illustration générée à l’aide d’un intelligence artificielle)

Les journalistes sont régulièrement amenés à traiter de sujets qu’ils maitrisent relativement peu. Ce manque de connaissance influence le type de relation qu’ils nouent avec leurs sources. Elles qui sont, dans bien des cas, spécialistes dans leur domaine.

Il y a, dans l’imaginaire commun, cette idée que les journalistes ne sont experts d’aucune matière. Qu’ils doivent être capables de réagir sur n’importe quel sujet, à n’importe quel moment. Et puis il existe également l’idée contraire. Celle qui voit les journalistes comme des insiders du champ, parfois même considérés comme trop proches de leurs sources, et suspectés de connivence avec elles (Marchetti, 2002).

La réalité n’est bien sûr pas aussi binaire. Tout journaliste se situe quelque part le long d’un continuum, entre étrangeté et implication, enchevêtré dans les rapports de domination qui structurent chaque champ. Les journalistes et leurs sources y occupent ainsi des positions inégales. Loin d’être anodin, cet aspect de la relation influence le comportement des acteurs, aussi bien celui de l’interrogateur que de la personne interrogée. Cela va d’une vive résistance à un fort enthousiasme, en passant par l’indifférence (Demazière, 2008).

Des relations asymétriques

Du moins, Didier Demazière a pu observer ce genre de réactions au sein de la relation d’enquête qui lie le sociologue et son sujet. Pour lui, elles sont le fruit du décalage des positions de l’intervieweur et de l’interviewé dans l’espace social, elles-mêmes déclinées dans de multiples dimensions (race, classe, âge, sexe). Et bien souvent, c’est le sociologue qui se trouve en situation de «surplomb social». Une asymétrie des rôles que présuppose toute relation d’enquête selon Alain Blanchet (1991): l’un se donne le droit d’interroger pour nourrir sa recherche, tandis que l’autre doit répondre à ses questions. Une nouvelle fois, avantage au sociologue.

Qu’en est-il de la relation entre un journaliste et sa source? Est-ce pareil? Il est vrai que les deux figures, le journaliste et le sociologue, affichent bon nombre de similitudes. Elles visent à rendre compte d’une certaine réalité sociale, utilisent des techniques similaires, et sont souvent issues des mêmes cursus. Il n’en demeure pas moins d’importantes différences entre ces deux professions, notamment dans le rapport qu’ils entretiennent avec leurs sources. Avant tout parce que le journaliste s’entretient régulièrement avec des «dominants»: responsables politiques, chefs d’entreprise, scientifiques, etc. Des catégories qui ne «subissent» pas l’exercice d’entretien, mais qui cherchent plutôt à s’en emparer dans l’objectif de propager un message (Dollé, 1998). L’asymétrie relationnelle, décrite plus tôt à l’avantage du sociologue, tend alors à s’inverser. Et cela d’autant plus lorsque le journaliste n’est pas un expert du domaine.

La «mise en scène» de soi

Dès lors, pour rétablir une certaine balance dans la relation, le journaliste se doit de s’«imposer aux imposants» (Chamboredon et al., 1994). Et cela passe par la «présentation de soi» (Goffman, 1973). C’est l’idée que chaque partie prenante construit une représentation de son interlocuteur au fur et à mesure de l’interaction. Par exemple, le journaliste travaillant pour une revue spécialisée n’établit pas le même rapport de force avec sa source que celui qui s’annonce comme généraliste dans un quotidien régional. De même que l’étiquette de journaliste stagiaire ne produit pas le même effet sur son interlocuteur que celle de rédacteur en chef.

D’autres éléments viennent ensuite contrebalancer – ou exacerber – cette situation de domination initiale. C’est le cas du vocabulaire utilisé. Lorsqu’il s’entretient avec un homme ou une femme politique, le journaliste qui emprunte des termes techniques, spécifiques à l’univers politique, signale à son interlocuteur que tous deux appartiennent à un même champ. La relation tend à s’équilibrer. Au contraire, s’il lui demande de préciser certaines notions, trop techniques par exemple, le journaliste renforcera son image d’outsider au champ politique. Le vocabulaire participe donc lui aussi à ce qu’Erving Goffman (1973) nomme la «façade personnelle». Elle qui contribue, in fine, à fixer la définition de la situation. En l’occurrence, celle d’une relation asymétrique.

L’importance d’un regard réflexif

Une question demeure. En quoi une telle relation de domination est-elle problématique pour la production journalistique? Jean-Pierre Olivier de Sardan (1995) suggère un bout de la réponse dans ses réflexions sur l’entretien. Selon lui, «l’enquêté n’a pas les mêmes « intérêts » que l’enquêteur […]. Chacun, en un certain sens, essaye de « manipuler » l’autre». Dès lors, on imagine facilement que la position des deux interlocuteurs à l’intérieur du champ exercera une influence sur ce jeu de négociation. Difficile, pourtant, de contrôler cet aspect de la relation.

Il n’est pas impossible en revanche d’y prêter attention. Par exemple, afin d’éviter d’appréhender une source avec trop de naïveté. Mais aussi dans le cas contraire, où le journaliste, expert de son domaine, se retrouve dans la peau du dominant. L’écueil devient alors celui d’une trop grande familiarité avec le terrain (Beaud et Weber, 2003). Dans ce genre de cas, l’attitude réflexive permettra au journaliste d’éviter la déconnexion avec sa principale mission; informer les publics. Car la plus forte relation d’un journaliste reste celle qu’il entretient avec eux.


Bibliographie

Beaud, S. et Weber, F. (2003), Le guide de l’enquête de terrain. Paris: La Découverte.

Blanchet A. (1991), Dire et faire dire. Paris: Armand Colin

Chamboredon, H., F. Pavis, M. Surdez et L. Willemez (1994). S’imposer aux imposants. A propos de quelques obstacles rencontrés par des sociologues débutants dans la pratique et l’usage de l’entretien. Genèses, 16, 114-132.

Demazière, D. (2008). L’entretien biographique comme interaction. Négociations, contre-interprétations, ajustements de sens. Langage et Société, 123, 15 – 35.

Dollé, N. (1998). Les rapports intervieweur-interviewé en magazine d’information télévisée: question de confiance? Les cahiers du journalisme, 4, 110-139.

Goffman, E. (1973). La présentation de soi. La mise en scène de la vie quotidienne. Paris: Minuit.

Marchetti, D. (2002). Les sous-champs spécialisés du journalisme. Réseaux, 11, 22-55.

Olivier de Sardan, J-P. (1995). La politique du terrain. Enquête, 1, 71-109.


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Cet article est tiré d’un travail réalisé dans le cadre du cours «Pratiques journalistiques thématiques» au sein du master de l’Académie du journalisme et des médias de l’Université de Neuchâtel.

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