Considéré souvent comme morbide ou encore malsain, le fait divers a encore beaucoup de mal à se détacher de cette funeste image qui lui colle à la peau. Résultat indirect de cette représentation : les lecteurs se détournent massivement de ce genre journalistique qui véhicule une masse trop importante d’information négative selon eux. Et si la solution pour réconcilier le lecteur avec cette rubrique était de produire davantage de faits divers positifs axés sur les bonnes nouvelles ? Décryptage d’un procédé encore timide, mais qui a déjà fait ses armes.
Meurtres, accidents ou assassinats en tout genre, les histoires racontées dans la rubrique des faits divers semblent avoir pour trait commun la souffrance, la peine, la douleur et la mort. En tant que sujet d’étude, la description de cette rubrique n’est pas en reste : le fait divers est la plupart du temps considéré à titre d’exemple comme un crime de sang ou un événement semblable. « Voici un assassinat » sont par exemple les premiers mots du texte de Roland Barthes sur la « structure du fait divers » (Barthes, 1964, p. 1) afin de faire la différence entre ce dernier et ce qui constituerait de l’information. Détective, hebdomadaire spécialisé dans le genre, fonde, quant à lui, sa ligne éditoriale sur une définition plutôt claire de ce qui rentre dans la catégorie « fait divers » :
« Si nous ne l’avons pas inventé, nous avons vulgarisé et lancé le reportage romancé et le fait divers traité comme un cas clinique, comme le point de départ d’un drame humain quotidiennement recommencé, comme une raison de croire ou de désespérer. (…) Nous étions partis sur le seul principe du fait divers. Nous avons étendu notre rayon d’enquête. Nous avons cherché pourquoi l’humanité était méchante, et nous avons cherché ce qui restait de bon, la lueur de salut » (Dubied, 2004, p. 33)[1].
Pas étonnant que le surnom que l’on donne parfois à cette rubrique fait aussi référence directe à la mort, appelée ainsi : la rubrique des chiens écrasés (Ambroise-Rendu, 2007). Mais bien que le fait divers et la narration qui s’y rapporte sont largement initiés par une tragédie, il est possible de raconter une histoire, de la romancer et de l’analyser de manière « positive ». Ainsi, ce genre — si négatif par définition — peut réussir à muer, passant d’un événement catastrophique à une histoire optimiste.
Le fait divers n’est pas que négatif
Lorsqu’il s’agit d’aborder sa définition, le fait divers n’est pas forcément voué à n’être que le miroir des tragédies humaines. Durant le cours de « Journalismes populaires » donné par la professeure Annik Dubied, nous avons tenté de dresser la liste des caractéristiques de ce qui le définit comme tel et nous avons notamment retenu, entre autres, qu’il s’agissait d’abord d’une histoire parue dans les médias, mais aussi d’une information « omnibus » — soit à la portée de tous. Mais ce qui le distingue surtout des autres « faits » est la valeur qui lui est accordée : une dérogation aux normes, qu’elles soient sociales, morales, légales ou naturelles (Cours Annik Dubied, journalismes populaires, 2021).
C’est notamment cette dérogation aux normes qui tend à nous faire croire qu’un fait divers est monstrueux au sens vil, malsain et sanglant du terme. Cependant, il est possible de déroger à ce qui est considéré comme « habituel » sans toutefois systématiquement tomber dans l’affreux ou le terrifiant. En effet, la seule prérogative d’un événement considéré comme extraordinaire est de bouleverser le cours ordinaire des choses [2]. Pour prendre l’exemple de Thierry Mertenat, localier à la Tribune de Genève, un journaliste peut s’intéresser à des « monstruosités » qui sont plutôt réjouissantes, qui donnent espoir, qui rassurent le lecteur sur l’âme humaine ou qui le fait simplement rire ou sourire.
Il s’agit peut-être ici d’analyser le terme « monstrueux » sous son étymologie latine tirée du verbe monstro, as, are, avi, atum signifiant « montrer ». Nous sommes donc en face d’une forme d’altérité, sans pour autant que celle-ci soit forcément repoussante. En effet, une curiosité peut être drôle voire même touchante. Comme exemple, nous pouvons notamment penser aux anniversaires des centenaires que Thierry Mertenat suit assidument. Fêter ses 100 ans est un événement rare qui ne rentre pas dans la « norme » de l’espérance de vie moyenne d’une personne. Cependant, narrer ce genre d’histoire qui entre dans la catégorie « fait divers » n’est en rien morbide, bien au contraire. Un sujet dérogeant à ce qui est communément considéré comme « normal » peut donc être ce que les Anglo-Saxons appellent une « feel good news » ou du moins, une actualité qui n’a, en soi, rien de catastrophique.
Le fait divers à travers l’histoire : un genre qui fluctue
Pour libérer le fait divers de ce mythe catastrophiste dans lequel il semble enfermé, rappelons qu’il n’est pas un genre figé depuis son apparition. Émergeant aux alentours du XVIe siècle, le fait divers est une sorte de miroir des préoccupations de la société, évoluant nécessairement au fil du temps.
Ainsi, ce qui passionne aujourd’hui n’est pas ce qui enthousiasmait le public du XVIIIe siècle : « Ces faits divers d’occasionnels paraissent, comme leur nom l’indique, lorsqu’un événement en donne l’occasion, et rapportent, au fil des siècles, des faits merveilleux ou surnaturels (comètes, moutons à cinq pattes, thèmes privilégiés du XVIIe), des « traits d’humanité » (un gueux sauve une gente dame, prédilection du XVIIIe), des crimes, avec force détails sensationnels, et illustrations extraordinaires ou sanglantes (typiques du XIXe, l’“âge d’or du récit du crime” » (Dubied, 2004, p.20). Nous pouvons donc observer qu’une bonne partie de la conception imagée que nous avons du fait divers provient de cet « âge d’or du récit du crime ».
Outre les médias traditionnels, les plateformes de streaming abreuvent également de plus en plus leurs spectateurs de documentaires de true crime, digne héritiers des récits de meurtres des siècles passés : « S’il était longtemps l’apanage de l’écrit (on aimait dépeindre, dans les journaux du XVIe siècle déjà, les histoires vraies de meurtres sanglants), puis de la télévision avec des émissions comme Faites entrer l’accusé ou Enquêtes criminelles, le true crime conquiert à présent les nouveaux médias. (…) Une vague de true crimes a déferlé sur la plateforme [c.f Netflix] ces derniers mois. Du tueur en série Ted Bundy à l’affaire du petit Grégory, en passant par le pédocriminel Jeffrey Epstein ou encore une série de cold cases, dont un volet dédié à Xavier Dupont de Ligonnès » (Nussbaum, 2020)[3].
Le fait divers « obscur » fait intrinsèquement partie de notre monde et choisir de le raconter est légitime, car il fonctionne comme une sorte de baromètre sociétal, comme le décrit l’historienne Michèle Perrot et repris par Annik Dubied : « Fait construit, il opère une sélection dont le processus même indique des seuils de sensibilité, des formes de représentation, des inquiétudes… à l’œuvre dans la société et son discours. » (Dubied, 2004, p. 17).
Trop de faits divers négatifs tuent le fait divers
Néanmoins, le fait divers ne peut pas (ou ne peut plus) se résigner à n’explorer qu’une actualité catastrophiste. Premièrement, car, comme mentionné plus haut, il prend le pouls de la société et que cette dernière ne se résume pas à des meurtres et des accidents. Deuxièmement et plus important encore, le public tend à se détourner petit à petit de ce genre d’actualité suite à un ras-le-bol et un trop-plein d’informations négatives. C’est en effet l’un des facteurs principaux de la perte d’audience des médias comme le précise le Reuters Institute dans son étude annuelle de 2019[4] qui a interrogé pas moins de 75’000 personnes dans 38 pays. Ainsi, 32 % d’entre elles évitent régulièrement ou parfois les actualités. Un chiffre en augmentation de trois points depuis deux ans. Les deux premières raisons invoquées pour expliquer ces chiffres sont d’abord l’impact négatif sur leur humeur (58 %), puis le sentiment d’impuissance qu’ils éprouvent (40 %) » (Cyrille, 2019). Cette overdose de faits divers « négatifs » se confirme également en France selon le baromètre de l’INA qui indique que « de 1191 sujets en 2003 à 2062 sujets en 2012, la rubrique des faits divers enregistre une augmentation quasi constante sur la période, passant en 10 ans, de 3,6 % à 6,1 % de l’offre globale d’information, soit en moyenne de 3 faits divers par jour à 5 » (Rapport INA, 2013)[5]. Le constat semble donc plutôt clair : le fait divers n’a cessé de prendre de l’importance dans les médias jusqu’à arriver à un point de saturation, ou d’infobésité négative.
Ainsi, la réaction principale des lecteurs/auditeurs/spectateurs est sans détour : se couper progressivement des médias. Cette situation a pris de l’ampleur au point où certains y consacrent des ouvrages. Didier Pourquery cite notamment Stop reading the news, de Rolf Dobelli, expliquant se sentir « plus heureux et plus concentré depuis qu’il ne suivait plus l’actualité. » (Pourquery, 2020, p.30).
Pour vaincre ainsi un trop-plein d’informations négatives, deux solutions semblent se profiler : réduire sa masse ou produire davantage d’informations positives. Et c’est cette deuxième option qu’il parait intéressant d’analyser dans ce travail en se demandant notamment comment est-il possible de réconcilier le public avec l’actualité et plus particulièrement avec le fait divers.
Le journalisme de solution… comme solution ?
Ces informations positives ont un nom : le journalisme de solution. Celui-ci se dresse en opposition à « l’infobésité » négative et pourrait se définir grossièrement comme la couverture d’« initiatives porteuses de solutions, des « bonnes pratiques » vérifiées, testées, pérennes et reproductibles. (…) Curiosité et générosité y sont particulièrement à l’œuvre : il faut trouver ces projets, aller les voir, enquêter sur eux, les confronter aux regards des experts, mesurer leur impact, puis les raconter au mieux » (Pourquery, 2020, p. 39).
Ce genre de journalisme s’implante de plus en plus dans la ligne éditoriale des médias depuis quelques années et s’avère, selon une étude du Solutions Journalism Network [6], efficace pour lutter contre les problématiques mentionnées plus haut : « Le lecteur a davantage le sentiment d’être bien informé, la confiance se renforce entre le lectorat et les organes de presse et l’engagement des lecteurs augmente » (Cyrille, 2019). Pour ce qui est des exemples de médias intégrant ce type de journalisme dans leurs pages ou leur grille horaire, on peut notamment penser au journal Le Temps qui vient de lancer #sortiedecrise proposant « des contenus inspirants et porteurs d’espoir pour proposer une autre lecture du monde ». Puis évoquons le média Kapaw qui a axé l’entièreté de son contenu sur le journalisme de solution (il s’agit cependant plus dans ce cas précis de journalisme communicationnel) et Heidi News qui cherche actuellement des collaborateurs spécialisés dans ce domaine ou encore Nice-Matin chez nos voisins français.
Le fait divers positif : oser raconter ce qui va bien
Le journalisme de solution semble tirer son épingle du jeu dans plusieurs médias. Cependant, rares sont les articles de faits divers qui s’inscrivent dans ce nouveau type de journalisme qui a notamment tendance à explorer des domaines tels que le climat, le droit des minorités ou encore les avancées technologiques.
Notons que le journalisme de solution pose des questions et tente d’y répondre, tandis que le fait divers est caractérisé par de la narration événementielle pure. Il s’agit finalement pour le journaliste de choisir d’autres histoires à raconter que celles habituellement contées dans la rubrique fait divers. La solution réside donc davantage dans une couverture événementielle différente que dans des news qui apportent concrètement une solution à un problème.
Pour reprendre l’exemple des anniversaires de centenaires cité plus haut, cette histoire n’apporte en réalité aucune solution — et ce n’est d’ailleurs pas son but. En racontant des informations « positives », il s’agit plutôt d’inverser la tendance anxiogène que procurent les faits divers catastrophistes. Le lecteur a ainsi l’occasion d’explorer un pan de l’actualité qu’il a moins l’habitude d’entrevoir dans les médias et qui possède une valeur informative équivalente à celle d’un incendie, d’une rixe ou d’un vol. Pour le journaliste ou le rédacteur en chef, il s’agit surtout de choisir où mettre cette focale informative et sélectionner quelle émotion faut-il partager au lecteur.
Les faits divers positifs et négatifs ne sont finalement que les deux faces d’une même pièce. D’un point de vue informatif, ils sont tous deux d’intérêt public égal et racontent tout autant la société dans laquelle le lecteur vit. D’un point de vue journalistique, s’intéresser aux faits divers axés sur les « bonnes nouvelles » permet également d’angler son papier de façon plus originale — ce qui est l’une des missions premières de chaque rédaction — sachant qu’ils sont plus rarement abordés dans les médias.
A savoir que chaque journaliste connaît ce poncif : « Les médias ne parlent jamais des trains qui arrivent à l’heure. » Sauf qu’un train qui arrive à l’heure peut vouloir dire beaucoup de choses si le journaliste s’y intéresse en profondeur. C’est d’ailleurs la plus-value de cette profession face au lecteur-reporter ou journaliste citoyen qui aurait, par exemple, davantage tendance à remplir la rubrique « insolite » des médias (qui se rapproche du fait divers sans pour autant que les deux se confondent). « L’insolite n’est ni loufoque ni infâme. L’insolite est notable en tant que tel dans la mesure précisément où il est anodin, badin, sans “gravité”. » (Vergopoulos, 2010, p. 12). Notons toutefois que le lecteur-reporter n’effleure que la surface de certains sujets, qui n’ont d’ailleurs pas forcément matière à être creusés davantage, contrairement au travail d’un journaliste.
Chez Thierry Mertenat, les histoires « positives » racontées ne sont en général pas sans gravité. Par exemple, si le dénouement du chapitre est heureux « Votre fils est avec nous bien vivant » (Mertenat, 2019, p. 111-113), sa narration ne l’est cependant pas. Elle traite de marginalité, de précarité, de potentiel décès, etc. Elle nous apprend également comment se déroule une enquête policière dans ce genre de situation. Cette histoire est finalement une nouvelle « positive », car l’homme disparu a finalement été retrouvé, mais son déroulement est plus important que le dénouement. Pour qu’un train arrive à l’heure, il y a souvent de nombreux facteurs en jeu comme nous le montre ce chapitre de Dehors, journal d’un localier. En décortiquant une « bonne nouvelle », le journaliste raconte finalement tout autant de choses qu’en faisant le même travail avec une « mauvaise nouvelle ».
Dans des temps où le public semble se détourner de plus en plus des médias dû à l’atmosphère pesante et anxiogène qu’ils véhiculent, publier des faits divers positifs pourrait être une partie de la solution. Il ne convient désormais qu’au journaliste de rendre ces sujets tout aussi palpitants et intéressants que son alter ego catastrophique ou son « jumeau maléfique ». Ce qui s’avère largement faisable si nous suivons la logique du Thierry Mertenat : « Il n’y a pas de petits sujets, il n’y a que des petits journalistes ».
[1] Éditorial du n° 413, Détective, 24/09/36, cité par Maisonneuve, 1974 cité dans Dubied, Annik. « Généalogie du fait divers », Les dits et les scènes du fait divers. sous la direction de Dubied Annik. Librairie Droz, 2004
[2] Centre national de ressources textuelles et lexicales, traduction du terme extraordinaire. URL : https://www.cnrtl.fr/definition/extraordinaire
[3] Nussbaum, V., (22 août 2020), Sur nos écrans, la vague noire des “true crimes”, Le Temps. URL : https://www.letemps.ch/culture/nos-ecrans-vague-noire-true-crimes
[4] URL : https://reutersinstitute.politics.ox.ac.uk/sites/default/files/inline-files/DNR_2019_FINAL.pdf
[5] URL : http://www.inatheque.fr/medias/inatheque_fr/publications_evenements/ina_stat/INASTAT_30.pdf
[6] URL : https://mediaculture.fr/wp-content/uploads/2019/06/RDE_EtudeJournalismeDeSolutions_FR.pdf
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Cet article est tiré d’un travail demandé durant le cours « Journalismes populaires » au sein du Master de l’Académie du journalisme et des médias de l’Université de Neuchâtel.
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