Les fixeurs, acteurs invisibles du journalisme international

23 juillet 2020 • Formats et pratiques, Pédagogie et formation, Récent • by

Les fixeurs occupent l’un des rangs les plus bas de la hiérarchie de l’information. Image: AS.

Ils font office d’intermédiaire entre les journalistes étrangers et un terrain que ceux-ci ne connaissent pas. Ils agissent dans l’ombre pour servir d’interprète et assurer leur sécurité. Les fixeurs occupent l’un des rangs les plus bas de la hiérarchie de l’information, et leur rôle a été négligé par la recherche. Un livre publié en 2019 vise à combler cette lacune.

La visite de Barack Obama au Kenya en 2015 a fait la une des journaux du monde entier. Alors que les images représentant les reporters des médias internationaux ont fait le tour du monde, des centaines de journalistes kenyans ont assisté leurs collègues étrangers, en servant d’interprète, en organisant et en les aidant à s’orienter. Cependant, leurs noms n’ont pas été mentionnés, leurs visages n’ont pas apparu à la télévision. Dans son livre The Fixers. Local News Workers and the Underground Labor of International Reporting (Oxford University Press, 2019), la chercheuse américaine Lindsay Palmer examine les conditions de travail de ces intermédiaires locaux qui œuvrent dans l’ombre : les fixeurs.

Les fixeurs sont des acteurs locaux qui sont engagés par les journalistes comme traducteurs, guides et pour assurer divers travaux de secours. Ils participent à la mise en place d’un article, mais pas au processus de production en tant que tel. Leur nom n’est presque jamais mentionné. Ils se différencient ainsi des pigistes, qui produisent des contenus journalistiques et travaillent parfois sous contrat avec des médias.

La couverture du livre.

Ils occupent l’un des rangs les plus bas de la hiérarchie du monde de l’information internationale et leur rôle a été négligé par la recherche en journalisme, explique Lindsay Palmer.

Son livre se concentre sur la perspective des fixeurs, dont les expériences, malgré les différences régionales, présentent des points communs dans le monde entier. Son étude est basée sur des entretiens avec 75 fixeurs de 39 pays et utilise des concepts issus des études postcoloniales, de l’éthique des médias et des études mondiales.

La chercheuse analyse les conditions de travail des fixeurs, la perception qu’ils ont de leur rôle, et ce que cela révèle des structures de l’industrie internationale de l’information et de l’interdépendance du local et du global.

Le livre, qui commence en définissant le travail des fixeurs, porte ensuite sur leurs différents rôles et se termine là où leur tâche s’arrête : avant l’édition et la publication des articles. À partir des réponses des personnes interrogées, Lindsay Palmer identifie les cinq tâches principales d’un fixeur :

  • La conceptualisation de l’histoire
  • La gestion de la logistique
  • Le contact avec les sources
  • La traduction
  • Garantir la sécurité des journalistes

La chercheuse consacre un chapitre à chacune de ces tâches, en soulignant que la relation journaliste-fixeur peut être très souvent source de tensions. Il peut par exemple arriver que les reporters, une fois arrivés sur le terrain, ne veuillent pas abandonner leurs idées préconçues. Ils peuvent se comporter de manière inappropriée avec les sources, ou mettre en danger leur propre sécurité et celle des fixeurs, lorsqu’ils ne suivent pas leurs conseils. Contrairement aux correspondants, ces derniers ne peuvent généralement pas repartir et peuvent donc rester exposés au danger.

Structures de pouvoir et ambiguïtés

Les structures de pouvoir dans lesquelles les fixeurs et les journalistes travaillent sont au centre du livre de Lindsay Palmer. Souvent, mais pas toujours, les fixeurs œuvrent dans des contextes postcoloniaux. Les structures de pouvoir géopolitique ou de marché qui se reflètent dans l’organisation des médias affectent les relations entre les reporters et les fixeurs. Ainsi, ce sont souvent les intérêts des reporters ou des grands médias qui décident du choix des sujets et du cadrage d’une histoire.

En même temps, l’expertise locale des fixeurs leur confère une autorité qui les rend indispensables à la production d’informations et leur donne de l’influence. Un fixeur peut permettre à un journaliste d’accéder à des sujets jusque-là négligés, ou peut au contraire contribuer à simplifier leur présentation en suivant les tendances du mainstream.

Sur la base des entretiens, on peut conclure que les fixeurs perçoivent leur rôle principalement comme étant performatif, comme une « traduction » active, une « interprétation » au sens large entre les cultures, les langues et les conditions locales. Ils travaillent donc au point de contact entre le local et le global et dans le domaine de la tension entre compréhension et incompréhension, connexion et séparation. Ils contribuent ainsi à la production de la culture et à sa médiatisation au sens de Stuart Hall. Palmer fait également référence aux perspectives historiques, façonnées à l’époque coloniale, sur les rôles des traducteurs et des personnes œuvrant aux frontières entre les cultures.

Le local et le global

La rencontre et la coopération d’un média mondial avec les réalités locales présente un grand potentiel de productivité, déclare la chercheuse. D’autre part, la discrimination raciale ou ethnique signalée par les fixeurs peut avoir un impact significatif non seulement sur leur relation avec les journalistes, mais aussi sur les contenus médiatiques. Lindsay Palmer prend ici le parti des critical global studies qui, au lieu d’assumer la neutralité des chercheurs, dénoncent les inégalités et les injustices. Elle met en contraste le système capitaliste des médias avec le potentiel créatif des différences culturelles.

Non seulement dans les pays du Sud, mais aussi en Europe et aux États-Unis, les reporters font recours aux services des fixeurs, et cela se produit parfois à l’intérieur d’un même pays. Pourtant, la relation entre journaliste et fixeur est souvent interprétée comme une juxtaposition binaire du global et du local – une hypothèse que la chercheuse remet en question.

Elle souligne à plusieurs reprises que la compréhension du fixeur local ou du média mondial ne peut pas décrire adéquatement la complexité de cette collaboration. D’un côté, les fixeurs n’opèrent pas toujours au niveau local, mais ont souvent eux-mêmes une expérience internationale. De l’autre, les correspondants apportent également leur propre empreinte locale au travail. Le global et le local fusionnent et se constituent l’un l’autre.

Comprendre les rôles – à qui appartient le texte ?

Comme un fixeur ne prend pas part à la rédaction des articles, la question se pose de savoir où son travail s’arrête. À quel moment le fixeur renonce-t-il à ses responsabilités et laisse-t-il à quelqu’un d’autre l’histoire qu’il a contribué à mettre en place ? Selon Lindsay Palmer, certains fixeurs travaillent activement à se « supprimer eux-mêmes » des contenus, coupant ainsi tout lien entre leur personne et le produit journalistique. Qui « possède » l’histoire ? Certains fixeurs ont déclaré qu’ils considèrent que leur rôle se termine lorsqu’ils sont payés, qu’ils ne se voient pas comme des journalistes. Certains sont même soulagés d’avoir moins de responsabilité que la personne qui a écrit l’article. D’autres, en revanche, ont souligné combien il était important pour eux d’être impliqués dans la construction de l’histoire. Dans quelle mesure ces rôles sont-ils clairement définis au préalable ?

Un autre point controversé est le fait que les fixeurs ne sont presque jamais mentionnés dans les articles qu’ils contribuent à créer. Pour certains, cela n’est pas important et peut même garantir leur sécurité, surtout dans des contextes où la liberté de la presse est limitée. D’autres souffrent de cette situation qui rend leur travail invisible et complique la constitution d’un portfolio professionnel.

La dimension économique est également source de conflits potentiels. Si certains fixeurs affirment gagner plus que les journalistes locaux, d’autres évoquent des problèmes dus aux différences entre les systèmes financiers de leur pays et de celui des journalistes qui les embauchent. Le manque de compréhension que certains correspondant peuvent manifester à l’égard de la situation financière des fixeurs, leurs idées irréalistes sur les coûts et les problèmes de communication sont autant d’autres points délicats.

L’étude exhaustive de Lindsay Palmer offre un aperçu important d’un domaine du journalisme international qui est rarement à l’ordre du jour, en donnant le point de vue d’un groupe d’acteurs aussi marginalisé qu’important. La chercheuse mobilise un solide cadre théorique interdisciplinaire qui combine les concepts du journalisme et des études des médias avec les études culturelles et postcoloniales. Elle met également en évidence de manière très convaincante les ambiguïtés, les zones d’ombre et les tensions qui caractérisent la relation journaliste-fixeur, en particulier dans la coopération interculturelle, et montre quelles questions et possibilités d’action en découlent dans la pratique. Le livre est axé sur l’écoute : sur les histoires et les expériences des fixeurs de différentes régions du monde, reflétées dans leurs propres mots par de nombreuses citations.

Cet article a été initialement publié sur le site germanophone de l’EJO.

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