Le journalisme co-construit est le type de journalisme participatif qui pousse le plus loin la collaboration entre un ou une journaliste et des non-professionnel·les de l’information. Ce procédé permet, entre autres, de faire émerger de nouvelles thématiques grâce aux expertises des publics.
Dans les pratiques journalistiques, il est coutume d’angler un sujet, de trier l’information et de la hiérarchiser en amont du terrain. Par soucis d’efficacité et de cohérence, la ou le journaliste a déjà choisi l’angle de son interview et défini, avant une rencontre, son sujet. Il est vrai que, sans cela, il peut s’avérer laborieux de produire un contenu journalistique pertinent et de rentrer dans ses échéances. Toutefois, ces préparatifs peuvent conduire à de mauvaises perceptions de la réalité.
Il est vrai qu’une des missions des journalistes est de comprendre rapidement les enjeux d’une thématique dont ils ou elles ne sont pas forcément expert·es. Pour ainsi éviter de se tromper, certain·es font appel à des personnes « ressources». Il s’agit notamment d’expert·es dans tel ou tel domaine, que les journalistes contactent afin de mieux comprendre un sujet et ainsi éviter de passer à côté d’un aspect essentiel. Ce genre de pratiques est assez généralisé dans le métier, mais rarement de manière conscientisée. Sans compter que ces échanges se dirigent presque uniquement vers des élites intellectuelles.
Mais que se passerait-il si les journalistes arrivaient devant les publics ou des sources potentielles avec une page blanche ? Et s’ils leur demandaient de quoi elles·ils voulaient parler et comment le faire ? Quels types de sujets, de thématiques et de formats en ressortiraient ? Collaborer – de manière encore plus aboutie avec les publics – est peut-être un moyen d’amener une grande plus-value au travail journalistique dont le but premier est la recherche de la vérité et rendre compte, au mieux, du réel.
Des pratiques participatives qui ne datent pas d’hier
Depuis presque un siècle, certain·es journalistes s’interrogent sur la participation des non-professionnel·les au processus de création de l’information (Ferrucci et al., 2020). Initialement, ces pratiques ont été pensées pour répondre à la crise de confiance du public envers la profession. Des « publics qui n’accordent plus leur confiance aux médias, les consomment moins, se sentent en décalage avec les offres éditoriales traditionnelles et se tournent vers d’autres acteurs de la production et diffusion de contenus » (Pignard-Cheynel et al., 2019).
Cette crise n’est pas nouvelle et il serait également faux d’avancer que les médias n’ont jamais rien mis en œuvre pour y remédier. « Depuis la fin du 19e siècle, l’industrie de l’information a fait l’objet de nombreuses critiques, mais l’une d’entre elles est restée la même : la profession devrait mieux intégrer le public dans les pratiques d’élaboration des nouvelles (Kovach et Rosenstiel, 2007) [notre traduction] [1]» (Ferrucci et al., 2020, p.1586).
Mais aujourd’hui encore, le constat est toujours le même. Il semblerait même que « la méfiance à l’égard des médias et des journalistes … [se soit] creusée année après année » (Amigo, 2020).
Dans ce contexte, il semble donc pertinent de continuer à s’interroger sur les différentes manières qui s’offrent aux journalistes pour renouer avec leurs publics et créer avec eux.
Le journalisme co-construit, qu’est-ce que c’est ?
Le journalisme co-construit est une piste pour un travail commun de création plus proche de la réalité. Il implique une collaboration très aboutie entre les médias et les non professionnel·les de l’information, à travers la co-création de contenu journalistique.
Dans un travail de recensement participatif de telles initiatives locales, l’équipe de recherche LINC à l’Université de Neuchâtel, présente le journalisme co-construit comme:
« La catégorie qui pousse le plus loin la collaboration entre les journalistes et les publics … et s’exprime essentiellement dans la co-production de contenus, parfois précédée de session de formation d’écriture. Ces initiatives sont souvent menées dans des territoires spécifiques, considérés comme désertés par les médias (banlieue, région rurale isolée, quartier défavorisé, etc.)». (Pignard-Cheynel et al., 2019)
Dans la littérature, il est assez rare de rencontrer le terme de co-création pour parler de journalisme (Heikka & Carayannis, 2019). C’est pourquoi nous proposons d’emprunter ici des apports issus du courant de la recherche collaborative – particulièrement développé en sciences de l’éducation – faisant écho à ce que nous entendons par « journalisme co-construit » dans cet article. Vinattier et Morissette (2015) expliquent que « ce type de démarche a pour principale caractéristique de se faire « avec » plutôt que « sur » les acteurs » (Marlot et al., 2017, p. 3).
La recherche collaborative, dont un élément central est le processus de co-construction (Bednarz, 2015), a également comme particularité de mettre ensemble des personnes qui n’ont pas les mêmes intérêts, voire qui ne se comprennent pas (Marlot et al., 2017), dans le but de créer « une intelligibilité accrue et pour partie partagée, de situations et de phénomènes (Ligozat & Marlot, 2016) » (Marlot et al, 2017, p.4).
Toutes ces considérations décrivent parfaitement les mécanismes à l’œuvre dans le journalisme co-construit. Ce phénomène, qui implique les publics dans la création de contenu journalistique, n’est d’ailleurs même pas obligatoirement initié par une rédaction ou un·e professionnel·le. Ces initiatives peuvent venir directement des citoyen·nes (Heikka & Carayannis, 2019), ce qui peut également être le cas dans le cadre d’une recherche collaborative (Bednarz, 2015). Cela peut aussi se faire avec des communautés – souvent défavorisées – afin de leur donner une voix (Tsai et al., 2020). En effet, certaines tranches de la population se sentent souvent mal représentées dans les médias traditionnels (Tsai et al., 2020) et les initiatives de participation peuvent mettre à jour un contraste « entre les types d’histoires que l’audience veut et ce que les journalistes produisent [notre traduction][2]» (Brannock Cox & Poepsel, 2020, p.551). Ainsi, la participation peut servir à s’orienter vers une meilleure représentation de ces communautés dans les médias (Tsai et al., 2020) et à leur donner une voix (Meyer & Speakman, 2019).
En résumé, dans cette analyse, nous envisageons le journalisme co-construit comme une pratique qui réunit des personnes aux intérêts et compétences différentes, dans la réalisation d’un objectif commun. Pour ce faire, des expertises distinctes sont mobilisées et la pratique journalistique est avant tout envisagée comme un processus (Aitamurto, 2013). La richesse des points de vue offerte par cette mise en commun apporte quant à elle une plus-value au résultat final.
Collaborer pour mieux comprendre
Comme mentionné plus-haut, les journalistes sont quotidiennement amené·es à travailler sur des domaines qu’elles et ils ne maîtrisent pas parfaitement, voire qui leur sont totalement inconnus. D’ailleurs, une compétence essentielle à l’exercice de cette fonction est de pouvoir s’approprier rapidement de nouvelles connaissances et de les vulgariser auprès du public. Mais comment être certain·es d’avoir cerné le problème et d’avoir sollicité les meilleures personnes pour en parler, alors qu’avant la séance de rédaction, la ou le journaliste n’avait peut-être jamais entendu parler d’une problématique donnée ?
La journaliste belge Catherine Joie pratique une forme de journalisme collaboratif dans ses enquêtes. Cette approche lui a d’ailleurs valu le prix du journalisme 2020, décerné par le Parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles (RTBF, 2020). Elle pointe le fait que d’inviter à la fois les sources et les interlocuteur·rices dans:
« (…) la bulle fermée de la production médiatique [permet d’y faire rentrer] de nouvelles connaissances pour faire qu’un reportage soit meilleur [et mette] le doigt sur les questions qui sont vraiment pertinentes sur un sujet parce que ce sont eux [les sources et les publics] les premiers experts sur une thématique» . (Joie, 2019)
Ainsi, dans son enquête collaborative sur les bovins, les vétérinaires et la Wallonie – dont les premiers résultats ont été publiés dans la revue paysanne Tchak! – la journaliste a profité de l’expertise de ses publics (éleveurs, vétérinaires et bouchers) dans le but de mieux cerner une thématique complexe et de collaborer avec eux sur une enquête pertinente (Joie, 2020).
Batsell (2015), auteur d’un ouvrage sur le journalisme d’engagement, dans un entretien avec un journaliste de CNN, retient aussi ce point de vue : « si vous n’écoutez pas vos lecteurs, la tendance est d’avoir une notion très insulaire de votre secteur… Si vous l’ouvrez, vous découvrirez des millions d’angles qui n’auraient pas été mis en lumière autrement [notre traduction][3] » (p.45).
L’expertise des publics n’est donc pas professionnelle, dans le sens où elle n’est pas journalistique. En revanche, elle peut être professionnelle lorsque les journalistes traitent d’une thématique avec un public expert dans celle-ci. C’est le cas dans l’exemple susmentionné.
De précieuses expertises quotidiennes
Cependant, il existe un autre type d’expertise citoyenne dont fait état Patrice Flichy (2009) dans son ouvrage sur les contributions amateurs à l’ère numérique. Dans ce livre, Flichy reprend le constat de Richard Sennett (2010) qui « montre qu’il y a une très riche « expertise quotidienne » chez chaque individu, détenteur de savoirs et de compétences qui sont bien distincts de l’expertise des élites » (Flichy, 2009, p. 9). Flichy explique que, selon Sennett, « le mot « expert » a deux significations : une acceptation traditionnelle (« rendu habile par l’expérience ») et une acceptation contemporaine (« spécialiste »). C’est cette idée d’une expertise acquise par l’expérience que Sennett essaie de réhabiliter » (Flichy, 2009, p. 10). Il s’agit donc d’un deuxième type d’expertise provenant des publics et pouvant être mobilisé dans le journalisme co-construit en parallèle d’une expertise journalistique.
En effet, le journalisme co-construit prend racine dans une horizontalité entre journalistes et publics. Il ne s’agit ici donc pas de se priver de l’expertise professionnelle des journalistes – comme cela a été le cas dans des premières formes de journalisme citoyen (Pignard-Cheynel, 2018) – mais de faire dialoguer ces deux expertises distinctes. Flichy explique très bien que l’amateur « ne cherche pas à se substituer à l’expert professionnel ni même à agir comme un professionnel ; il développe plutôt une « expertise ordinaire », acquise par l’expérience » (Flichy, 2009, p. 11). Dans le cas du journalisme co-construit, le public ne se substitue donc pas aux journalistes mais apporte un éclairage nouveau de par son vécu. Ainsi, il ou elle devient plus qu’un simple témoin ou source sollicitée par les journalistes et peut prendre activement part à la construction en tant qu’expert·e.
La pratique du journalisme co-construit permettrait ainsi de mettre au jour ces « compétences invisibles » (Sennett, 2009, p. 16). Pour Sennett, l’amateur n’est donc pas « qualifié » mais « compétent » car:
« la qualification est une classification, c’est le produit d’un exercice du pouvoir. La compétence relève d’un autre registre. C’est une capacité beaucoup plus répandue qu’on ne le croit. On peut la définir comme la capacité à faire un travail « comme il faut »» . (Sennett, 2009, p. 14)
S’il est intéressant de faire rentrer cette « expertise quotidienne » des publics dans la sphère bien souvent fermée de la production journalistique, c’est aussi car elle apporte une plus-value au travail journalistique. Nous avons déjà émis l’hypothèse plus haut qu’intégrer des citoyen·es expert·es (au sens de Sennett) dans le processus journalistique permet une meilleure compréhension d’un terrain inconnu d’un ou d’une journaliste. Une autre plus-value peut se trouver dans le sourçage. En effet, comme l’explique De Keyser et al. (2011), les journalistes ont tendance à utiliser davantage des sources ayant un certain niveau d’autorité réduisant ainsi l’abondance et la diversité de leurs sources. En considérant de façon plus large ce que l’on entend par « expertise », le panel des sources envisageables pour un sujet s’agrandit considérablement.
Le journalisme co-construit bouleverse un certain nombre de codes de la pratique journalistique. En effet, intégrer les publics dans chaque étape de la production requiert des compétences qui vont au-delà de ce qui est appris en école de journalisme. Cette collaboration n’est pas naturelle et spontanée ; elle nécessite une négociation des rôles de chacun·e, un dialogue entre différentes formes d’expertises et des compétences sociales, pour arriver au résultat escompté. Il va sans dire qu’elle est également une pratique très chronophage. Malgré cela, ce type de journalisme est porteur et s’inscrit dans des valeurs de démocratisation de la production du savoir, de partage et de transparence qui ont le potentiel de participer à réduire la crise de confiance actuelle du public dans les médias. Il nécessite cependant un changement de posture, passant du journaliste « gatekeeper » à celui davantage ouvert à l’Autre, reconnu alors comme l’expert·e de son quotidien et donc de sa réalité.
[1] « Since the late 19th century, the news industry has numerous criticisms, but one remained the same: that the profession should better incorporate the audience into news-making practices (Kovach et Rosenstiel, 2007)» (Ferrucci et al., 2020, p.1586)
[2] « between the types of stories audiences want and what journalists report on » (Brannock Cox & Poepsel, 2020, p.551)
[3] « if you don’t hear from your readers, the tendency is to have a very insular notion of your beat … If you open it up, there are a zillion angles that wouldn’t have otherwise « come to light » » (Batsell, 2015, p.45)
Bibliographie
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Cet article est tiré du mémoire de fin de Master de Cécile Détraz, ancienne étudiante à l’Académie du journalisme et des médias de l’Université de Neuchâtel.
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