La concentration des médias tchèques profite au journalisme d’investigation

30 novembre 2017 • Articles courts, Économie des médias, Innovation et numérique • by

Capture d’écran du site d’investigation HlidaciPes.org

Alors que les principaux médias tchèques sont aux mains d’oligarques peu portés sur la déontologie, le salut du journalisme trouve peut-être sa source dans l’émergence de nouveaux médias indépendants spécialisés dans l’investigation. Mais le financement de ces nouvelles structures demeure un défi, autant que la culture concurrentielle qui continue de dominer le paysage médiatique en République tchèque. 

Après la crise économique de 2008, les groupes médiatiques occidentaux se sont retirés des principaux médias de la République tchèque, vendant leurs parts à des milliardaires tchèques et slovaques. Cette concentration des titres entre les mains de quelques puissants a eu un effet aussi inattendu que positif: des sites de journalisme d’investigation, plus modestes et indépendants, ont émergé sur la toile, et, avec eux, de nouveaux modèles de financement sont apparus.

Nouvelle oligarchie médiatique

La nouvelle oligarchie médiatique tchèque rassemble notamment le politicien Andrej Babis. Propriétaire des titres de presse les plus vendus du pays, il les a ouvertement utilisé pour promouvoir ses activités politiques et commerciales. L’homme d’affaires Daniel Kretinsky, à la tête d’un conglomérat énergétique, a également racheté plusieurs journaux, tout comme l’ancien propriétaire minier Zdenek Bakala, qui possède désormais un quotidien économique.

Les conflits d’intérêts qui découlent du passage de ces milliardaires à la tête d’entreprises médiatiques ont poussé de nombreux journalistes tchèques à quitter leurs employeurs pour lancer des projets indépendants.

Plateformes à but non lucratif

Les contenus de qualité, les reportages de fond et le journalisme d’investigation sont donc en grande partie passés des titres traditionnels aux plateformes à but non lucratif. Le Prix du journalisme tchèque vient même confirmer cette tendance: en 2016, aucun nominé aux catégories enquête et analyse n’était issu d’un des principaux médias du pays.

Parmi ces nouveaux médias de niche, Hlidaci Pes et Reporter Magazin ont tous deux été fondés par des journalistes ayant quitté leur titre après que l’éditeur a tenté d’en manipuler les contenus. Ces deux sites ont publié des enquêtes sur des acteurs clés du crime organisé en République tchèquecartographiant notamment des investissements chinois suspects et identifiant les liens entre certaines entreprises tchèques et le monde politique.

L’impact de leurs publications se mesure en partie par le fait qu’ils ont été primés, mais aussi au regard du nombre d’enquêtes policières et de condamnations par la justice auxquelles elles ont conduit. Malgré ce succès, le financement de ces pure player reste un défi.

Une initiative de financement direct

Jusqu’à récemment, il n’y avait pas de fonds publics ou privés pour soutenir le journalisme d’investigation – et les oligarques y manifestent peu d’intérêt, à moins de pouvoir en contrôler le résultat des enquêtes.

Fin 2016, un groupe de femmes et d’hommes d’affaires tchèques a néanmoins créé une Fondation pour le journalisme indépendant (Nadační fond pro nezávislou žurnalistiku, nfnz.cz). Sur son site, l’un des bailleurs de fonds du NFNZ, Silke Horakova, explique que le projet vise à défendre la liberté des médias en République tchèque: « Je considère le journalisme indépendant comme une garantie du débat social sur la base des valeurs démocratiques européennes. » NFNZ a levé des fonds et créé un comité pour servir de tampon entre les donateurs et les journalistes. Ils ont récemment octroyé leurs premières subventions et évalueront bientôt l’impact des projets financés.

Cette initiative de financement direct est rare en Europe, où les programmes de subventions destinés aux journalistes d’investigation financent habituellement des formations, des conférences, des tables rondes et des activités similaires non controversées.

En parallèle des nouveaux venus, d’autres médias produisent des enquêtes. Il s’agit d’équipes de journalistes oeuvrant dans les sociétés nationales de radiodiffusion publique. La télévision et la radio tchèques ont publié d’excellentes investigations sur la santé publique, la politique étrangère et la politique régionale. Si nombre de ces enquêtes ont eu d’importantes répercussions, aucun politicien tchèque n’a démissioné à cause du journalisme d’investigation jusqu’à présent.

Collaborations transfrontalières et projets internationaux

Le journalisme d’investigation tchèque reste concentré sur le terrain national, malgré le succès de plusieurs projets transfrontaliers récents – comme cette enquête sur le trafic d’armes à feu avec l’Ukraine, par Janek Kroupa. C’est probablement lié au fait que les lecteurs ne s’intéressent pas aux histoires éloignées de leur réalité et que les journalistes tchèques sont moins disposés à collaborer avec l’étranger.

La concurrence entre petits médias indépendants pour la diffusion de scoops, la quantité croissante de contenus crées et leur restitution de manière accessible sont autant d’éléments qui pourraient également entraver la collaboration entre les journalistes. Cet environnement compétitif fait qu’il est plus difficile pour les reporters de trouver le temps nécessaire à la réalisation de reportages de fond, à la collaboration et au partage des connaissances.

Pourtant, les meilleurs exemples récents de ce que peut produire le journalisme d’investigation tchèque reposent sur la coopération internationale. Il s’agit notamment des enquêtes sur les Panama Papers, lauréats du Prix Pulitzer, ou de la Global Laundromat, une enquête sur le blanchiment d’argent en Russie, coordonnée par le Organised Crime and Corruption Reporting Project et le Projet Khadija.

Le projet Khadija a été baptisé ainsi du nom de Khadija Ismailova, une journaliste azerbaïdjanaise emprisonnée pour avoir révélé les biens étrangers de la famille présidentielle azerbaïdjanaise. Les journalistes ont uni leurs forces pour continuer les enquêtes de Mme Ismailova et démontrer que l’emprisonnement d’un journaliste n’empêche pas les investigations de se poursuivre. Khadijah Ismailova avait été initialement condamnée à sept ans et demi de prison, puis libérée sous condition après dix-huit mois sous le coup de la pression internationale.

Pour que le journalisme d’investigation poursuive son développement en République tchèque, les journalistes doivent créer de nouvelles solidarités et pouvoir se faire confiance, afin de coopérer et de partager leurs ressources et leurs connaissances. Tant que les médias se battent entre eux pour l’audience et que le financement reste rare, cela semble improbable. Mais des initiatives telles que NFNZ permettent d’espérer que les médias indépendants du pays, et en particulier ses journalistes d’investigation, pourront se développer et croître.

Cet article est paru initialement sur le site EJO anglophone sous le titre « Guns, Crime, Politics… and Media: Investigative Journalism in Czech Republic« 

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