Quand la presse se transforme : la question des rédactions

9 octobre 2019 • Formats et pratiques, Innovation et numérique, Récent • by

(Photo: Wikipedia)

L’ère du numérique a considérablement changé la manière dont fonctionne une rédaction. Désormais, il n’est plus question de s’adresser à un auditoire homogène, mais bel et bien fragmenté et hétéroclite. Tout en restant économiquement viables, les médias doivent cibler des publics, spécialiser leur contenu et pour ce faire, proposer de multiples supports d’information pour ainsi s’adapter aux habitudes de chacun.  Le 21 septembre dernier, lors de la  journée conférence « Pour une information de qualité» au Club 44 à La Chaux-de-Fonds,  le sociologue des médias, Jean-Marie Charon a parlé de la mutation opérée au sein de nombreuses rédactions, leurs expériences et les enjeux qui en découlent.

Les médias connaissent une mutation – ou transition pour reprendre le terme Jean-Philippe Ceppi lors de la première table ronde au Club 44 – profonde et prolongée. Elle est technologique et sociologique. Pour les médias de masse, cette mutation génère une fragmentation de leur public et une tension de leur modèle économique. La presse quotidienne s’en trouve ainsi particulièrement affectée : d’où l’hypothèse d’une transformation en « presse d’information multisupports[1] ».

Cette mue affecte l’ensemble des secteurs des entreprises de presse. Toutefois, la rédaction est la section qui joue le rôle le plus crucial, par sa capacité à réinventer les contenus pour les publics, tout en repensant la relation entre les utilisateurs et le média.

L’impact de la mutation sur les entreprises d’information

Très vite le numérique aura un impact puissant sur les ressources des médias. Ce seront le départ des petites annonces ou PA (absorbés par des sites comme Craigslist, Monster ou Leboncoin[2]), le développement du modèle de la gratuité (comme l’explique Dominique Cardon[3]), l’attractivité de ses contenus, surtout pour les plus jeunes et l’aspiration d’une très grande partie des moyens financiers publicitaires par les « infomédiaires »  (plateformes ou GAFA), qui se sont intercalés entre les médias et leurs publics. Des conséquences faisant ainsi fondre les ressources : entre 2007 et 2016 le chiffre d’affaire de la presse française passe de 10,8 milliards d’euro à 7 milliards[4].

L’effet le plus substantiel de la mutation sociologique – soit la montée de l’individu – est la fragmentation des publics et la spécialisation des contenus. La presse magazine identifia très tôt le couple ciblage des publics et spécialisation des contenus[5] avant les radios FM, puis les télévisions par câble, par satellite et enfin numériques (TNT). Internet permet d’aller plus loin vers la personnalisation notamment par les méthodes marketing (données d’utilisation, questionnaires auprès des utilisateurs, etc.), le choix par les utilisateurs ou le fruit de l’analyse de leurs comportements via les algorithmes enregistrant ainsi les pratiques, les goûts ou encore les parcours d’utilisation.

Cette mutation se développe dans la durée, engagée dans les années 80, mais révélant ses effets les plus puissants dans la présente décennie, notamment avec la présence des « infomédiaires » et de la personnalisation. Elle est appelée à se poursuivre avec le potentiel de l’IA ou Intelligence Artificielle, ce qui implique ainsi deux conséquences  : le poids de l’incertitude et l’impossible retour en arrière, comme par exemple, la lecture du quotidien pour les plus jeunes, longtemps fantasmée par les éditeurs[6].

La transformation des modèles économiques, dominée par la concurrence féroce, mais aussi la complémentarité entre les médias et les « infomédiaires », fait de la « monétisation » de l’information par le public un enjeu crucial. Sachant que le public ne paiera pas l’information redondante et gratuite – car largement disponible sur le web notamment sous forme d’information continue ou encore dans les journaux gratuits – il faut penser à des stratégies éditoriales reposant sur une « information à valeur ajoutée » comme l’a expliqué Edwy Plenel lors de la conférence au Club 44. Soit une information travaillée, approfondie et surtout fiable, notamment face aux fake news ou infox.

Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de rédactions de presse pour produire l’information gratuite, mais seuls quelques médias de référence dans chaque pays peuvent en vivre (exemple avec The Guardian, 20 Minutes, etc.). La plupart adoptant une approche « mixte » comme le  « pay Wall » ou le freemium comprenant de l’information gratuite et payante à valeur ajoutée (New York Times, Le Monde, Le Temps, La Tribune de Genève, etc.).

Simultanément dans la dernière décennie, une rupture intervient dans le rapport entre les publics et les médias, avec un basculement d’un modèle historique vertical – de la rédaction vers ses publics – à un modèle « horizontal »[7] où l’individu circule principalement via les réseaux sociaux: 71% des Français de 15-24 ans disent s’informer via les réseaux sociaux et les moteurs de recherche comme le révèle une enquête de Médiamétrie rapportée par Le Monde. Les personnes surfent également sur les plateformes d’échanges, au gré de leurs envies, des recommandations des pairs voire des algorithmes.

Quelles sont les caractéristiques de la rédaction multisupports ?

La transformation de la rédaction multisupports est à penser comme extrêmement contrainte : moins de journalistes (-30% aux États-Unis de journalistes dans la décennie 2000, -6,68% en France depuis 2009, mais -10% dans le segment des quotidiens locaux selon le « Baromètre social » des Assises internationales du journalisme), travaillant pour une diversité de supports et avec une amplitude horaire plus longue. Concentrons-nous sur trois caractéristiques essentielles :

Combinaison des supports

L’organisation du travail calée sur la temporalité de la production de l’imprimé (l’heure de bouclage) laisse place à un traitement de l’information en continu, voire 24 heures sur 24 en cas de crises ou d’alertes, comme durant les attentats de janvier et novembre 2015 à Paris où la rédaction du Monde restera jusqu’à quatre jours sans discontinuer en « live ». Ce qui est surtout prégnant est que la chronologie s’impose part des usages et des publics et non plus seulement à partir de l’actualité ou de la logique du média (éditions, bulletins, flash d’information, etc.), comme c’était le cas auparavant.

C’est ainsi que la rédaction – comme l’avait déjà mis en œuvre le Guardian, il y a une dizaine d’années – va successivement concevoir les contenus pour le smartphone dès le levé,  pour l’ordinateur durant les horaires de travail, à nouveau pour le smartphone durant les pauses et pour la tablette ou l’ordinateur portable en soirée.

Partir des usages et des publics et non du support s’illustre ainsi par une information synthétisée propre aux matinales. Exemple avec l’application « La Matinale du Monde » et sur le site des Echos . Même constat du côté des informations destinées aux jeunes et consommable toute la journée (exemple avec la VDN par La Voix du Nord qui a lancé un concept de « condensé d’actualité » en 2017 ou l’appli Snapchat du Monde).

Producteurs et éditeurs

Un tel mode de production n’est accessible qu’en repensant l’organisation et le fonctionnement de la rédaction qui doit s’adapter à une double contrainte : jouer avec des effectifs moins nombreux ( -10% pour la Presse quotidienne régionale selon le « Baromètre social » des Assises ) et répondre à des critères de qualités, pour favoriser la monétisation de l’information et ainsi répondre aux attentes du public, comme le révèle le baromètre La Croix.

Soit une organisation qui repose sur deux profils de journalistes : les « producteurs » ( ou les « chasseurs » dans le groupe Rossel) et les « éditeurs ».

Les producteurs (producers pour les anglo-saxons) collectent, vérifient, enrichissent ou encore mettent en perspective l’information sans se soucier du support et de la forme proposés au public. Reporters, enquêteurs, spécialistes, localiers… Ces grands profils traditionnels du journalisme se retrouvent dans ce contexte, sans devoir changer leurs habitudes, si ce n’est l’aptitude à proposer un contenu adaptable aux différents formats numériques et imprimés[8]. C’est un renversement au regard de la conception qui prévalait, il y a une décennie, d’un journaliste polyvalent généraliste, ce que d’aucuns ont pu qualifier de « journalisme Shiva[9] ».

Les « éditeurs » ont, de leur côté, la charge de choisir quelle information pour quel support et sous quelle forme. Ils doivent avoir une bonne connaissance des publics et de leurs usages. Dans certaines rédactions (exemple avec La Voix du Nord),  ils sont chargés de l’interrelation avec le public, tout comme du suivi de l’information sur les différentes plateformes.

Ce sont chez les éditeurs que les compétences évoluent le plus, s’enrichissent et font l’objet de conceptions qui varient d’un titre à l’autre : degré d’autonomie vis-à-vis du chef d’édition, de la rédaction en chef, spécialisation dans le domaine du numérique ou celui de l’imprimé ou les deux… C’est dire que l’incertitude est grande quant aux formations et aptitudes nécessaires, sachant que se révèle à ce niveau-là une grande diversité selon les journaux et ceci sur un fond de fort pragmatisme : il existe le besoin de trouver chez eux adaptabilité et goût de l’innovation. Ces éditeurs sont donc bien différents des anciens SR (secrétaires de rédactions), gardiens du temple et des normes d’édition.

Intégration et pôles spécialisés

Un double mouvement est observable dans l’organisation : d’abord les rédactions sont intégrées sans distinction de supports. Ce qu’illustrent bien les newsroom telles que celles du Guardian et tout près d’ici du Temps ou du Blick.

En même temps, l’information à valeur ajoutée appelle le développement de pôles spécialisés, tels que des desks web qui traitent le flux et déchargent le reste de la rédaction de la contrainte du suivi de l’information en continu. Se développent également des formes de narration particulières comme la vidéo et les podcasts, mais également la data visualisation ou encore la croissance du fact checking.

Il existe enfin le registre du « participatif » ou l’interaction avec les utilisateurs, qui revêt des formes très diverses et appellent différentes compétences, comme l’interrelation avec des experts-auteurs, l’identification de sujets sur les réseaux sociaux, etc. Le pôle dit « participatif » du Guardian, avec notamment son service « Guardian Witness » comprend plus d’une dizaine de journalistes, avec à leur tête un rédacteur en chef adjoint[10].

Terminer sur le défi crucial des méthodes et moyens de l’innovation

Toutes ces transformations d’organisation, d’activités, de savoir-faire, comme de compétences ne peuvent être maîtrisées par les rédactions sans des méthodologies propres à l’innovation. Cela ne va pas de soi dans des médias qui n’ont aucune expérience ou tradition en matière de recherche et développement. Cela ne va pas non plus de soi pour des rédactions aux effectifs réduits.

Cela s’explique car l’innovation implique un processus d’acculturation au numérique. Celle-ci se déploie dans la durée, ne se limitant plus à des formations ponctuelles (en centre de formation ou aux sein même des entreprises). Elle doit surtout concerner l’ensemble des spécialités et prendre en compte tous les niveaux. Longtemps les directions et encadrements s’en dispensaient, bloquant de fait les remises en question nécessaires. Certains titres ont recours à un coaching longue durée, d’une année par exemple pour La Nouvelle République du Centre Ouest, le quotidien installé à Tours.

L’innovation suppose également d’identifier les profils créatifs et les moyens de leur expression, comme un groupe de jeunes journalistes qui ont eu l’idée des Echos Start. Cela doit se faire sans à priori d’âge, de compétences ou de profils tout en étant vigilants aux concours de circonstances.

Aussi, l’innovation suppose une disposition à l’accueil et à l’ouverture vers des profils pointus, des spécialistes du numérique et à l’itinéraire déjà riche. Ce sera souvent par des embauches ponctuelles ou des partenariats externes comme à Nice Matin. Cette ouverture passe aussi par le travail avec des collectifs extérieurs (agences, start-ups) et concerne des non professionnels du journalisme comme les designers, développeurs informatiques ou encore statisticiens nécessaires pour pratiquer le datajournalisme par exemple.

L’innovation implique en outre de saisir des accélérateurs dans le temps (événements tels les hyblabs, hackathons, etc.), et dans l’espace; d’où la place donnée aux incubateurs qui permettent la rencontre entre start-uppeurs et journalistes, avec des parrainages par des journalistes (Théophraste l’incubateur de Sud-Ouest). Sans doute faut-il évoquer ici également les « digital factory », comme chez Ringier à Lausanne ou à Zurich.

Face aux contraintes de moyens et aux dynamiques liées aux échanges de parcours et expériences, les démarches de mutualisation se multiplient à l’échelle internationale, tout comme le « journocamp data + local » dans lequel se retrouvent quotidiens locaux français, un titre Belge Vers L’Avenir et l’AFP.

En guise de conclusion

Dans les transformations de la presse et de ses rédactions, le sociologue trouve un processus vivant, riche et évolutif. Celui-ci est d’autant plus intéressant à étudier qu’il n’est pas limité dans le temps et qu’il se développe en l’absence de tout modèle. Les expériences sont nombreuses et cruciales à étudier pour les rédactions. Il ne s’agit cependant pas de modèles qui auraient fait leurs preuves, mais plutôt de boites à idées qui concernent les organisations, le fonctionnement, les profils professionnels, les compétences, les productions et les rapports entre les journalistes et leurs publics.

A écouter:  la conférence donnée par Jean-Marie Charon au Club 44, le 21 septembre dernier

Références

[1] Jean-Marie Charon, La presse d’information multisupports, Uppr, 2016

[2] Ceux-ci ont à la fois « aspiré » une très grande part de ces petites annonces, tout en faisant s’effondrer leur prix (divisés par 10 ou 20, voire des offres de gratuité).

[3] Dominique Cardon, La démocratie Internet, Seuil, 2010.

[4] Source DGMIC, La Documentation Française. 2019

[5] Jean-Marie Charon, La presse magazine, Repères – La Découverte, 2008

[6] Comme lors des « Etats Généraux de la Presse Ecrite », en France en 2010

[7] Selon la formulation adoptée dans notre rapport à la ministre de la Culture : « Presse et numérique – L’invention d’un nouvel écosystème » en juin 2015

[8] Raphaël Bacqué, par exemple, grand reporter au Monde ne part plus sans un collègue vidéaste qui va saisir chaque interview réalisée sur le terrain, ensuite montés pour les versions numériques dans Jean-Marie Charon, Rédactions en invention, UPPR, 2e édition, 2019

[9] Expression d’une localière de Ouest-France, cadre syndicale, lors d’Assises du journalisme en 2009

[10] Jon Henley « La place du public dans la stratégie du Guardian » in Le journalisme en questions – Nouvelles frontières des médias et du journalisme, L’Harmattan, Paris, 2016

 

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2 Responses to Quand la presse se transforme : la question des rédactions

  1. […] fragmentation de leur public et une tension de leur modèle économique », publie l’EJO (observatoire européen du journalisme NDLR) en octobre […]

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