Quand les lecteurs consacrent peu de temps à un article, c’est peut-être une bonne nouvelle

12 décembre 2019 • Économie des médias, Récent • by

Source: Pixabay

La consommation médiatique est mesurée en fonction de la quantité de temps que les lecteurs consacrent à un article ou à une émission. Pour les médias, plus de minutes d’attention équivalent à plus de revenus publicitaires. Mais que signifie ce temps pour l’utilisateur ? Des chercheurs de l’Université libre d’Amsterdam ont analysé le rapport entre la consommation de l’information et le temps à partir du point de vue du lecteur. Une relation beaucoup plus complexe que l’on ne croit.

Pour les médias, « le temps, c’est de l’argent ». Ou plus précisément, le temps qu’un lecteur passe sur un article ou une émission, c’est de l’argent. La consommation d’une nouvelle est souvent mesurée en fonction du temps que les utilisateurs y consacrent. Et cela a des conséquences très concrètes. Les organes de presse se battent pour obtenir l’attention du public, considérée comme une ressource limitée. Pour eux, plus de minutes d’attention équivalent à plus de revenus publicitaires.

Recourir au temps pour déterminer la consommation médiatique fait sens d’un point de vue économique, mais cela ne reflète pas l’expérience concrète des lecteurs. C’est ce qu’argumentent Tim Groot Kormelink et Irene Costera Meijer, sur la base d’une étude parue dans Journalism Studies, « A User Perspective on Time Spent: Temporal Experiences of Everyday News Use ». « Comme tout indicateur, le temps n’est pas neutre, estiment-ils. Il vaut la peine d’explorer plus en détail ce qu’il permet de mesurer, étant donné qu’il est susceptible de devenir la mesure dominante de la consommation médiatique ».

L’expérience de l’utilisateur

Kormelink et Costera Meijer s’attaquent à trois raccourcis très présents dans le journalisme et les journalism studies. Le premier, on vient de le nommer, est de déterminer la consommation médiatique en fonction du temps que les utilisateurs passent sur une page, un article ou une émission. Mesuré en secondes et minutes, cet indicateur est appelé par les auteurs « temps consacré » (time spent). Le deuxième réflexe est d’utiliser ce « temps consacré » pour déduire les intérêts et les préférences des lecteurs. Cela revient à considérer que la quantité de temps passé sur un article équivaut à l’intérêt que celui-ci suscite auprès du public. Le troisième consiste à considérer que passer beaucoup de temps à consulter une publication est nécessairement positif. Cela renvoie à la question économique, mais pas uniquement. « D’un point de vue sociétal, il est aussi généralement considéré comme allant de soi que le fait que les utilisateurs passent plus de temps sur les nouvelles est bénéfique », expliquent les chercheurs.

Ces trois tendances ont un point en commun : elles se basent sur le point de vue des médias. Les deux chercheurs proposent au contraire d’approcher le sujet de la consommation médiatique à partir de la perspective de l’utilisateur. « La plupart des études conceptualisent le temps comme une donnée allant de soi, résument-ils. Nous nous concentrons ici sur le temps en tant que partie intégrante de l’expérience des gens : ce que le temps consacré à l’information signifie pour l’utilisateur ». Pour ce faire, ils se sont basés sur des données provenant d’études qualitatives antérieures réalisées par leur l’équipe, publiées entre 2017 et 2019.

Le temps ne reflète pas l’attention

De manière générale, les résultats de l’étude suggèrent que le temps passé sur un contenu médiatique ne mesure pas nécessairement l’intérêt, l’attention ou l’engagement portés à son égard. Le fait que beaucoup de temps soit consacré à un contenu n’est pas forcement positif.

Tout d’abord, la quantité de temps ne dit pas comment celui-ci est utilisé. Elle ne reflète pas la qualité de l’attention, ni le degré d’engagement que l’utilisateur a avec le contenu. Les auteurs citent l’exemple suivant, aussi simple qu’efficace : lorsqu’ils consultent un journal en ligne, les participants à l’étude passent en revue les titres et ouvrent tous les articles potentiellement intéressants dans un nouvel onglet. Cela signifie que chaque article a été ouvert pendant un temps considérable sans qu’aucune attention n’y ait été portée.

Par conséquent, moins de temps passé sur une nouvelle n’est pas forcément synonyme d’absence d’intérêt. Au contraire. En reprenant l’exemple des onglets : une page reste ouverte moins de temps quand un article est lu immédiatement après avoir été sélectionné.

De plus, les lecteurs expérimentés savent comment utiliser leurs dispositifs de manière efficace. Ils font recours à des stratégies techniques qui contribuent à réduire le temps de consommation. « Dans ce cas, la rapidité de la consommation de l’information est synonyme de compétences et d’ingéniosité plutôt que de désengagement », détaillent les chercheurs.

De manière similaire, certains utilisateurs consacrent peu de temps à la lecture de l’information car ils ont une manière très efficace de parcourir (scan) les contenus qui les intéressent. Leur consommation se réduit ainsi à des sessions courtes mais très intenses et efficaces.

L’expérience du temps change en fonction du support

L’un des principaux avantages du recours au temps, est qu’il permet de comparer des médias différents et de comprendre comment les utilisateurs répartissent leur attention parmi les différentes plateformes. Pourtant, l’expérience temporelle de l’utilisateur change en fonction du dispositif qu’il utilise.

Tout d’abord, il s’agit de distinguer les usages des médias traditionnels (journaux imprimés et télévision) de ceux des médias numériques. « Bien qu’il s’agisse d’une division très rudimentaire, il apparaît que l’usage des derniers suscite des attentes différentes à l’égard du temps, notamment en termes de vitesse et d’efficacité ». Les médias en ligne suscitent chez l’utilisateur l’attente d’un usage rapide et fluide (smooth) de l’information. Par conséquent, chaque interruption « technique » (une vidéo ou une page web qui ne marchent pas, une publicité invasive,…) est perçue comme une intrusion et un obstacle. Ce type d’interruption n’arrive pas lorsqu’on consulte un journal papier. « Par rapport à l’utilisation traditionnelle de l’information, l’expérience du temps semble s’intensifier pendant la consommation de médias numériques ».

L’expérience du temps change aussi en fonction du médium utilisé. Quand le support (par exemple un journal en ligne) permet à l’utilisateur de choisir son ordre de lecture, il sélectionne les contenus qu’il veut consulter et s’arrête une fois qu’il a terminé. Quand la plateforme impose son propre ordre de lecture (par exemple Facebook et Twitter), les lecteurs peuvent se fatiguer ou se rassasier au fur et à mesure que leur session de nouvelles progresse. « Ces plateformes provoquent un sentiment d’agitation qui encourage un engagement superficiel et rapide avec le contenu. Les lecteurs éprouvent plus rapidement un sentiment de saturation et sont poussés à continuer de scroller sans s’arrêter sur un contenu, bien que celui-ci puisse leur sembler intéressant ».

Quantité vs qualité

Ces résultats permettent de nuancer le rapport entre le temps et la consommation médiatique. Du point de vue de l’utilisateur, la quantité de temps mesurée pourrait sembler presque inversement proportionnelle à l’intérêt porté à un article. Bien que cela ne soit évidemment pas toujours le cas, il est intéressant de constater que le temps n’est pas une donnée linéaire. Au contraire, sa signification change selon la perspective et le support utilisés.

Cet article est publié sous licence Creative Commons (CC BY-ND 4.0). Il peut être republié à condition que l’emplacement original (fr.ejo.ch) et les auteures soient clairement mentionnés, mais le contenu ne peut pas être modifié.

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