Depuis quelques années, le journalisme romand est soumis à plusieurs bouleversements et à de nouvelles contraintes économiques. En parallèle, les carrières journalistiques semblent se raccourcir et se précariser. Au travers de 8 entretiens semi-directifs, nous avons tenté d’analyser et de faire ressortir les raisons qui font bifurquer ces professionnels vers d’autres métiers.
Depuis les années 1990, il semblerait que le métier de journaliste se soit modifié et que ses conditions de travail se soient dégradées (Bouron et al, 2017, p.94). Un constat valable pour la Suisse, mais également dans d’autres pays européens tels que la France, la Belgique ou l’Autriche. Ces changements entrainent un climat d’incertitude et de précarisation, qui semble s’accélérer d’années en années (Accardo, 1998, p.15). De plus, ces modifications et cette diminution des ressources dans le domaine médiatique font que « beaucoup de rédactions apprennent à travailler avec de moins en moins de budget, leur organisation se fait avec les moyens du bord et la production s’adapte aux contraintes »[1] (Standaert, 2018, p.106). Il semblerait donc que les contraintes structurelles et économiques soient des facteurs qui poussent les journalistes à changer de voie, mais il convient de rappeler que chaque décision reste individuelle. Une bifurcation peut donc également être le résultat d’envies personnelles et privées, de projections de soi ou de souhaits d’autoréalisation (Standaert, 2016, p.72). Avant d’aborder les différentes raisons qui poussent les journalistes romand-es à changer de voie, rappelons qu’un changement de métier n’est rarement dû qu’à une seule raison, mais bien à un ensemble de facteurs (Charon & Pigeolat, 2021, p.33).
Des conditions de travail difficiles
Les raisons les plus fréquentes à l’origine d’un changement de métier chez les journalistes viennent des conditions du milieu. En effet, même si la plupart louent leur amour pour cette profession, elles et ils estiment avoir subi un certain épuisement lié aux conditions de travail difficiles qu’oblige le milieu journalistique.
En fait, j’aime tellement ce métier, j’ai aimé tellement ce métier… J’en ai tellement fait que j’en ai trop fait. – Extrait d’un entretien issu de notre étude
Leur épuisement est lié à leur dévouement pour le métier, mais également aux horaires irréguliers/supplémentaires et à la charge de travail élevée. Ces contraintes empiètent sur leur vie privée, comme l’explique Bouron et al. (2017, p.111) :
La profession de journaliste est vue comme un “métier de sacrifice” et la conciliation avec la vie de famille peut devenir problématique dès la mise en couple ou avec l’arrivée d’enfants.
L’importante charge de travail demandée peut donc pousser les journalistes dans leurs retranchements. Si la dureté des conditions de travail a contraint certains de nos interlocuteurs à se retirer du milieu, d’autres remettent en cause l’évolution du métier avec l’arrivée du numérique et une augmentation de la pression à produire rapidement :
C’est un métier où quand je suis arrivé, pour moi, c’était un peu l’âge d’or. On avait encore beaucoup de magazines, on écrivait encore énormément, on prenait le temps de faire des interviews, on se voyait, tu vois on prenait encore le temps de se voir, donc il y avait vraiment tout ce qui me plaisait dans le métier qui était là. Et puis, petit à petit, on avait moins de temps, du coup, on devait faire les interviews par téléphone, on avait moins de magazines, il y avait quelques partenariats que l’on n’avait plus. – Extrait d’un entretien issu de notre étude
Ces changements peuvent être compris comme une modification des conditions de travail, mais également comme une perte de sens. Dans leur ouvrage, Charon et Pigeolat (2021) observent les mêmes phénomènes : « Quelle qu’ait été leur envie ou non de devenir journaliste, le désenchantement pour ceux qui quittent la profession, est d’abord la conséquence d’une “perte de sens” du métier exercé au quotidien, en regard de ce qui avait motivé leur choix initial » (p.36). La plupart des journalistes affirment avoir un attrait pour l’aspect social du métier, une dimension qu’ils affirment ne plus retrouver au fil de leur carrière.
Si la détérioration des conditions de travail est l’une des raisons qui poussent les journalistes à quitter le milieu, leur décision est parfois motivée par des opportunités professionnelles. Les raisons présentées ci-dessus permettent donc de montrer que, bien qu’il y ait des effets conjoncturels qui poussent les journalistes à quitter le métier, il faut également prendre en compte les décisions individuelles des acteurs et des actrices (Leteinturier, 2016, p.48).
Quitter la profession, pour aller où ?
Les journalistes interviewés ont bifurqué vers trois types de profession : la communication, la politique ou l’enseignement. En effet, il faut premièrement souligner que « toutes les reconversions ne se font pas dans le même contexte. Certaines interviennent très tôt, d’autres au terme d’un parcours prolongé et diversifié. Certaines succèdent à des situations de très grande fragilité ou d’expériences très douloureuses » (Charon et Pigeolat, 2021, p.87).
Même si chaque journaliste a vécu une bifurcation différente, tous soulignent que dans leurs nouvelles tâches, ils retrouvent des composantes journalistiques et que les pratiques se recoupent en partie. En d’autres termes, les journalistes qui sortent de la profession tendent à tisser des liens entre leur nouveau travail et celui de journaliste :
Je retrouve un peu cet aspect journalistique que j’avais avant, tout en faisant aussi du journalisme dans l’autre sens. C’est-à-dire que je fournis le matériel aux journalistes et puis… Au final, on se retrouve. – Extrait d’un entretien issu de notre étude
Si les intervenants voient une continuité dans leurs pratiques, ils perçoivent également leur expérience journalistique comme une aide considérable dans leurs nouvelles tâches. Une analyse partagée par Frisque (2014, p.102), qui démontre que les journalistes interrogés dans son étude travaillent dans la communication, mais utilisent des méthodes et des techniques proches de celles du domaine journalistique. En revanche, s’ils voient des liens entre leurs deux métiers, les interviewés ne cachent pas que leur bifurcation n’a pas toujours été simple. Ils ont pour la plupart eu de la difficulté à se détacher du journalisme et ont dû gérer et accuser des critiques d’autrui. C’est ce qu’a expérimenté cet intervenant lors de son départ du journalisme vers la communication :
Mais c’est vrai que les regards des ex-collègues étaient clairement négatifs. Et certains m’ont qualifié de traître. Ah ouais ouais, alors je ne sais pas si c’était une plaisanterie ou autre, mais clairement, je suis passé dans l’autre camp quoi. Moi j’ai jamais eu ce regard blanc ou noir.
Toujours à propos des critiques qu’il a reçues :
D’autres qui m’ont traité que j’ai tourné casaque quoi. Que je suis allé vers la concurrence, ou que j’allais au diable ou je ne sais pas où quoi. – Extrait d’un entretien issu de notre étude
Une certaine tension, datant du 20e siècle, a toujours résidé entre les domaines du journalisme et de la communication. Elle résiderait dans le fait que « les communicants, de par leur formation spécialisée et venant parfois du journalisme, connaissent parfaitement les méthodes de travail des journalistes et peuvent ainsi anticiper leurs contraintes et leurs attentes. Les journalistes perçoivent ainsi les professionnels de la communication comme des manipulateurs puisque les communicants contrôlent leurs actions, telles que les informations à divulguer par des communiqués de presse par exemple » (Neveu, 2019, p.56-57).
Nous pouvons donc voir que bien qu’ils soient sortis de la profession, les journalistes remarquent, ou peut-être se convainquent, qu’il existe une continuité entre leur nouveau travail et le métier de journaliste, tant au niveau des tâches que des rythmes de travail.
Un lien toujours fort avec le journalisme
Je pense que c’est impossible de ne plus se sentir journaliste. Au niveau de la curiosité, au niveau de l’approche des médias. Quand tu lis la presse ou tu écoutes la radio, tu es toujours journaliste. C’est quelque chose que tu ne perds pas, ton esprit critique reste et c’est très bien. Non, je pense que c’est quelque chose que tu ne peux pas arrêter. – Extrait d’un entretien issu de notre étude
Cette phrase prononcée par un interviewé permet de planter le décor : même si les journalistes ont changé de métier, ils se sentent toujours journalistes. Selon l’étude de Sherwood et O’Donnell (2018), qui s’intéresse aux changements d’identité des journalistes après la perte de leur job, les journalistes pourraient continuer de s’identifier comme tel par idéologie. De plus, garder l’identité de journaliste peut également être « une source permanente de fierté, de passion et de satisfaction chez les journalistes » (Sherwood et O’Donnell, 2018, p.1025). Bien qu’ils gardent une forte identification au métier de journaliste, une question subsiste : pourraient-ils s’imaginer à nouveau revenir vers cette profession ?
Les réponses varient et deux catégories se dessinent dans les témoignages des intervenant : celles et ceux qui ne souhaitent pas retourner au journalisme, et les autres qui ne ferment pas les portes, mais qui y reviendraient, uniquement, s’ils obtiennent des conditions de travail adéquates à leurs yeux. Cette constatation montre que cette profession aurait une caractéristique particulière :
Ce métier, dont il a fallu parfois se distancer conserve malgré tout, en dépit de nombreux obstacles et contraintes, une place à part, mêlant attirance et rejet, adhésion et distance, volonté de s’en éloigner mais sans fermer de porte. (Standaert, 2019, p.54).
En conclusion, les entretiens réalisés nous permettent de voir que, dans le cas de notre étude, les journalistes n’ont pas motivé leur départ à cause de raisons économiques ou salariales. C’est peut-être davantage les conditions de travail qui gênent les journalistes plutôt que leurs tâches en tant que telles. De plus, il s’agit de se rendre compte que les journalistes ne sont pas contraints de rester dans le métier et peut-être que : « le journalisme serait alors un métier par lequel on passerait plutôt qu’une profession engageant toute une vie » (Leteinturier, 2012, p.280).
[1] « Many newsrooms are learning to work with smaller and smaller budgets and the organisation of output is adapting to the constraints » (Standaert, 2018, p.106).
Bibliographie
- Accardo, A. et al,. (1998). Journalistes précaires. Le Mascaret.
- Bouron S., Devillard V., Leteinturier C., & Le Saulnier G. (2017). L’insertion et les parcours professionnels des diplômés de formations en journalisme. Université Panthéon-Assas, Paris II. 99-108.
- Charon, J.-M & Pigeolat, A. (2021). Hier, journalistes : Ils ont quitté la profession. Entremises éditions.
- Devillard, V., & Saulnier, G. L. (2020). Sortir du journalisme. Les diplômés en journalisme entre emplois instables et carrières déviantes. Recherches en Communication, 43, 79‑104.
- Frisque, C. (2014). Précarisation du journalisme et porosité croissante avec la communication. Les Cahiers du journalisme, 26, 94‑115.
- Leteinturier, C. (2012). Les carrières de journaliste dans les médias locaux et régionaux. Sciences de la société, 84‑85, 265‑289.
- Leteinturier, C. (2014). Communication et carrières des journalistes français : Le cas des refus de la carte de presse 2010. Les cahiers du journalisme, 26, 116‑133.
- Leteinturier, C. (2016). Continuité/discontinuité des carrières des journalistes français encartés. Étude de deux cohortes de nouveaux titulaires de la carte de presse. Recherches En Communication, 43, 27‑55.
- Neveu, E. (2019). Sociologie du journalisme (5e éd.). La Découverte.
- Sherwood, M., & O’Donnell, P. (2018). Once a Journalist, Always a Journalist? : Industry restructure, job loss and professional identity. Journalism Studies, 19(7), 1021‑1038.
- Standaert, O. (2016). La continuité des carrières au régime flexible : Décentrement et dispersion à l’orée du marché du journalisme. Recherches En Communication, 43, 57‑77.
- Standaert, O. (2018a). A labour market without boundaries? Integration paths for young journalists in French-speaking Belgium. SSACHESS.Journal for Communication Studies, 11(1(21)), 99‑117.
- Standaert, O. (2018b). L’atypie standardisée: Revue Communication & professionnalisation, 8, 37‑63.
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Cet article est tiré du mémoire de fin de Master de Margaux Deagostini, ancienne étudiante à l’Académie du journalisme et des médias de l’Université de Neuchâtel.
Tags: communication, conditions de travail, rôles des journalistes