Le financement des médias par Google, un soin d’image cher payé

22 mars 2021 • Économie des médias, Innovation et numérique • by

Source: Pixabay.

Entre 2016 et 2019, Google a distribué environ 21,5 millions d’euros aux médias allemands dans le cadre de sa « Digital News Initiative ». De telles subventions de la part des géants de la tech américains ne sont pas rares, mais pas non plus sans problème, selon Ingo Dachwitz et Alexander Fanta. Les deux scientifiques ont examiné et questionné les généreux dons de Google aux médias et aux éditeurs, en Allemagne et dans toute l’Europe. Leur étude « Google, le patron des médias – comment le géant du numérique prend le journalisme en otage » a été publiée en octobre dernier comme documentation de travail à la Fondation Otto-Brenner.

L’étude de Dachwitz et Fanta se compose de quatre méthodes qui suivent cinq questions de recherche : une enquête standardisée au sein des éditeurs vise à savoir dans quelle mesure les médias d’information et les journalistes allemands utilisent les produits de Google dans leur infrastructure technique. Une analyse des données des subventions des médias provenant de Google entre 2016 et 2019 vise à clarifier comment les médias d’information allemands bénéficient de la promotion financière de Google. La question sur le quoi est accompagnée par la question sur le comment : comment les initiatives de Google pour la promotion des médias ont-elles vu le jour? Des entretiens dirigés avec différents journalistes et managers du domaine du numérique, ainsi que des entretiens avec deux managers de Google, visent à déterminer comment les médias d’information allemands profitent d’événements, de formations et de fellowships financés par Google, et dans quelle mesure des liens de dépendance entre les géants du Web, les groupes de presse et les journalistes s’établissent.

Enfin, Dachwitz et Fanta formulent six thèses sur la base desquelles ils tentent de résumer les intentions de Google dans l’ensemble de l’Europe – depuis 2018 dans le monde entier – concernant les soutiens financiers de celui-ci dans les médias, d’où vient ce soutien et ce qu’il représente pour l’indépendance journalistique.

  • Les subventions provenant de Google sont un instrument stratégique au service des intérêts de celui-ci
  • L’argent provenant de Google suscite chez les journalistes des inquiétudes concernant de possibles liens et relations compromettants
  • Les subventions provenant de Google renforcent les disparités économiques entre les groupes de presse
  • Le secteur des médias compromet sa capacité d’introspection et de recul critique en acceptant les subventions provenant de Google pour la recherche et les congrès.
  • Google essaie de devenir la plateforme technologique dominante de l’écosystème de l’information
  • La présence des subventions doit être transparente et des alternatives à l’argent de Google sont nécessaires

La générosité de la Silicon Valley

L’histoire (officielle) du financement des médias par Google a commencé en France en 2013. À la suite d’un différend avec des éditeurs locaux au sujet du droit d’auteur voisin (ou droit d’auteur auxiliaire), Google a accepté de verser des dommages et intérêts et de créer un fonds de 60 millions d’euros, le « Digital Publishing Innovation Fonds », en accord avec le gouvernement de François Hollande. Selon Dachwitz et Fanta, Google a distribué 55’985’112 euros à des éditeurs français – le début d’une campagne européenne. Madhav Chinnappa, le directeur du développement de l’écosystème des informations de Google (Director of News Ecosystem Development) a décrit comme un « grand malentendu » la confrontation entre Google et les éditeurs européens dans le cadre du débat sur les droits d’auteur voisins. Dans son interview avec les auteurs de l’étude, il déclare : «Nous pensions que nous réalisions des choses positives, et voilà ce qu’on dit sur nous?»

Le gestionnaire du fonds [Digital Publishing Innovation], Ludovic Blecher, a ensuite directement rejoint Google.

Les généreux dons de la Silicon Valley ont été précédés d’une annonce à valeur d’avertissement de la part de Google : alors qu’en France et en Espagne, les droits d’auteur auxiliaires, décrits comme une « taxe Google », étaient amenés sur la scène publique, la multinationale a menacé de supprimer les sites web nationaux de l’index de recherche. En Espagne, Google News a cessé ses activités.

Dachwitz et Fanta nomment la promotion financière des médias commencé en France par Google « la diplomatie du chéquier ». Depuis lors, ce soin d’image cher payé a été étendu : le budget de 150 millions d’euros pour l’initiative « Digital News Initiative » (DNI, 2015 – 2019) a été doublé, depuis 2018, pour aboutir à la plus globale « Google News Initiative » (GNI). Dachwitz et Fanta écrivent : « La GNI est nettement plus ouvertement intéressée que sa prédécesseure à l’intérêt personnel de Google[…] ». Et plus loin : « Les subventions contribuent à lier plus étroitement les médias à l’écosystème des produits Google ». Pour les médias numériques, le géant du Web devient même essentiel au bon fonctionnement du système : « Celui qui met à disposition des infrastructures peut exercer une influence – à plus forte raison s’il devient un jour le seul fournisseur existant ». L’accusation selon laquelle ces aides au financement proviennent du budget marketing de Google a été démentie par l’entreprise.

Selon les auteurs, Google permet de combler un large déficit financier qui pèse sur les éditeurs. Mais les médias doivent trouver des alternatives à cette forme de financement, les risques pour l’autonomie journalistique étant trop importants. « C’est pourquoi, de l’avis des auteurs de l’étude, il est important que le débat se poursuive en Europe et en Allemagne sur la promotion de l’innovation de droit public dans les médias », peut-on lire dans le document de travail de la Fondation Otto-Brenner.

Des millions pour les gros éditeurs

Il est frappant de voir où les millions versés par Google terminent. Selon les auteurs de l’étude, les aides aux médias présentent traditionnellement plusieurs dysfonctionnements : « Le bénéficiaire typique du fonds DNI était un éditeur solidement établi, orienté vers le profit et d’Europe occidentale ». En Allemagne d’ailleurs, Google semblait se concentrer sur les médias ayant le lectorat le plus élargi : « Sur 28 grands projets financés à hauteur d’un montant de plus de 300’000 euros, seuls quatre ont été confiés à des éditeurs régionaux ».

En Allemagne, sur les dix plus grands bénéficiaires du programme, seul Der Spiegel a été transparent au niveau de ses flux financiers. Il a reçu au moins 1,5 million d’euros; les auteurs estiment que le montant reçu par le Frankfurter Allgemeine Zeitung de la part de Google était similaire.

Les subsides de Google renforcent les structures économiques existantes, expliquent les auteurs : « Les nouvelles structures journalistiques et les éditeurs régionaux allemands n’ont pas vraiment bénéficié de ces injections de fonds ».

Dachwitz et Fanta ont finalement réussi à identifier les dix plus grands receveurs des fonds DNI, sur la base de calculs estimatoires (Google et les prudents éditeurs ayant des difficultés à aborder la question de la transparence). Les trois entités (titres ou groupes de presse) qui totalisent le montant le plus élevé sont la Wirtschaftswoche, la Deutsche Welle et la Handelsblatt. Si la somme minimale évaluée oscille entre 625’000 et 650’000 euros, Dachwitz et Fanta estiment que l’estimation haute dépasse les 2 millions d’euros pour chacune de ces entités. La Wirtschaftswoche et la Handelsblatt ont chacune bénéficié d’un soutien financier pour trois projets, quant à la Deutsche Welle, elle a reçu quatre paiements d’un montant de 437’500 euros, 50’000 euros, 25’000 euros et une somme inconnue. En outre, la liste des principaux bénéficiaires comporte le Spiegel Online (850’000 et 689’116 euros) et DuMont Mediengruppe (au moins 600’000 euros), le Frankfurter Allgemeine Zeitung (au moins 500’000 euros), le Tagesspiegel (au moins 550’000 euros), le groupe Gruner + Jahr (au moins 350’000 euros), Funke Mediengruppe (au moins 500’000 euros) et l’agence de presse dpa (au moins 350’000 euros).

La présence de Google dans l’infrastructure rédactionnelle

Google propose un large éventail de produits destinés à faciliter le travail numérique, dont Google Documents, Gmail, Google Maps, une fonction calendrier et des offres plus spécifiques comme Analytics et le service d’abonnement Subscribe. Ces services sont largement utilisés dans les rédactions allemandes.

Les résultats du sondage indiquent clairement qu’aucun des groupes de presse interrogés ne peut se passer entièrement des produits proposés par Google.

Sur les 22 organisations, 18 ont déclaré utiliser les services Google Analytics, Tag Manager et Search Console pour diffuser des contenus. Près de 17 groupes de presse confirment avoir intégré l’optimisation du moteur de recherche de Google dans les processus rédactionnels et commercialiser ses propres offres via des applications dans le Play Store. Dans 16 groupes, Google Chrome est le navigateur internet de référence.

Avec l’introduction continue de nouveaux outils pour les éditeurs, Google crée des dépendances au-delà de son rôle dominant sur le marché de la publicité numérique. Dachwitz et Fanta estiment que le groupe fait « main basse sur le numérique ».

Pas d’évènements sans Google

En finançant la formation de jeunes journalistes, en octroyant des bourses et en subventionnant la recherche (par exemple le « Digital News Reports »), Google s’érige en pierre angulaire de la base financière permettant les débats et décisions du journalisme. Même des conférences telles que « Le capitalisme de surveillance et la démocratie », de Shoshana Zuboff, à Berlin en novembre 2019, sont soutenues par Google. Durant celle-ci, l’ironie est palpable, notamment lorsque Zuboff critique le Big Data à renfort de références à « 1984 » tandis que, derrière elle, une présentation contenant le logo de Google scintille dans un coin.

Il n’y a quasiment pas d’événement du secteur des médias en Allemagne ou en Europe sans la participation de l’entreprise [Google].

Grâce aux fellowships liés à l’entreprise, Google exerce également une influence sur la jeune génération de journalistes : d’après Dachwitz et Fanta, le groupe a sponsorisé au moins 50 bourses, y compris des stages en rédaction offerts au Frankfurter Allgemeine Zeitung, au Spiegel et au Zeit Online.

Honni soit qui mal y pense

L’action de Google ne se limite donc pas à du patronage anodin, et peut être considéré comme une forme de mécénat. Personne ne le nie, même au sein de l’entreprise. « Quant à la « Digital News Initiative », il s’agit d’un instrument de relations publiques pour Google, afin de rester en bons termes avec l’industrie des éditeurs européens », indique Veit Dengler, qui a présidé le conseil du fond DNI chez Google de 2016 à 2019. Madhav Chinnappa va encore plus loin et explique : « Google est une entreprise écosystème. Elle gagne son argent grâce aux écosystèmes dans lesquels elle opère. Si ceux-ci se portent bien, alors Google aussi ».

Le subventionnement des médias est aussi un procédé utilisé pour atteindre un but précis : créée à la suite d’une tentative d’apaisement envers les éditeurs français, la « Google News Initiative » finance aujourd’hui des médias pour des sommes à millions – et ce, d’après Dachwitz et Fanta, dans le monde entier, des médias proches du gouvernement au Rwanda à ceux des Émirats arabes unis. A cause de la crise des journaux imprimés et du passage forcé aux offres numériques, le marché allemand des médias est tributaire d’injections financières. Dachwitz et Fanta résument :

Jusqu’à présent, le secteur ne semble pas vraiment réfléchir à des moyens concrets pour pouvoir s’émanciper de ses sympathiques mécènes et partenaires technologiques. Les éditeurs, rédacteurs et autres tiers concernés ne s’intéressent que trop peu à de possibles mesures de protection supplémentaires. Ils préfèrent s’appuyer sur des concepts bien établis, tels que la séparation établie entre la rédaction et l’éditeur ou encore les critères éthiques existants, ou bien ne se contentent que de chercher des solutions.

Cet article a été initialement publié sur le site germanophone de l’EJO.

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