Pourquoi, en France, 40% des journalistes quittent la profession au bout de sept ans d’activité ? Interviewé pour l’Observatoire européen du journalisme (EJO), Jean-Marie Charon, sociologue spécialisé en questions médiatiques et auteur de l’enquête « Jeunes journalistes, l’heure du doute », souligne le tiraillement entre la passion du métier et les défis financiers et de confiance auxquels font face les jeunes journalistes.
Dans son enquête « Jeunes journalistes, l’heure du doute », Jean-Marie Charon, sociologue spécialisé en questions médiatiques, a interviewé une centaine de journalistes de moins de trente ans. Le but ? Contribuer à la compréhension de l’évolution d’une profession dans laquelle 40% des détenteurs d’une première carte de presse ont, au bout de sept années seulement, posé le stylo. La précarité et la défiance du public font partie des défis mettant à mal la motivation des jeunes journalistes.
Aujourd’hui, quelle est la photographie des jeunes journalistes ?
Jean-Marie Charon : Elle n’est pas monolithique, il y a des diversités. Pourtant, ces jeunes pensent rapidement au métier, souvent dès leurs études secondaires. Leur volonté de devenir journalistes est renforcée par les contacts avec leurs enseignants ou encore leurs conseillers d’orientation. Ce sont pratiquement tous de bons élèves ayant obtenu une mention au bac, car ils sont préparés à des études présentées comme nécessairement difficiles. Parcours universitaires classiques ou dans des instituts d’études politiques, les jeunes journalistes possèdent au minimum une licence mais plus souvent un master. Ils sont, pour la plupart, issus des classes moyennes intellectuelles. Cependant, lors la dernière décennie, l’apparition de l’alternance, c’est-à-dire la possibilité de faire à la fois des études en école et, parallèlement, en entreprise, a modifié la donne en offrant un accès à la profession à des jeunes issus de milieux sociaux défavorisés.
Dans votre enquête, vous constatez que le métier de journaliste attire toujours. Pourtant, vous écrivez « le doute est un arrière-plan des expériences de chacun ». Comment expliquer cette ambivalence ?
Cette année encore, les directeurs d’école de journalisme remarquent un nombre record de candidats. Il y a donc toujours une attraction très importante du métier. Les motivations des jeunes journalistes sont relatives à un rôle social ; ils mettent en exergue l’utilité et l’importance du métier au sein de la société et se différencient ainsi de leurs aînés, qui avaient comme volonté d’exercer un métier prestigieux et confortable. Pourtant, le doute apparaît très tôt chez les jeunes journalistes. Ils ont conscience que les médias sont devenus des objets de questionnements et d’interpellations. Cela va se concrétiser lors de leur premier stage durant lequel ils constatent l’accueil mitigé, voire hostile qui leur est réservé lors de certains événements comme des manifestations. D’autres facteurs alimentent également ce doute…
Lesquels ?
Le journalisme est un métier dans lequel la précarité s’est développée. En France, environ deux tiers des jeunes journalistes se trouvent dans cette situation, c’est-à-dire en contrat à durée déterminée (CDD) ou en pige. Certains médias leur demandent de travailler comme auto-entrepreneur, voire comme intermittents du spectacle, des statuts qui ne leur permettent pas de posséder la carte de presse. Le doute est donc alimenté par l’insécurité de cette situation : De quoi sera fait demain ? Y aura-t-il du travail ? La précarité financière liée à cette situation les oblige parfois à exercer un autre emploi en parallèle du journalisme. De plus, le constat d’un métier dépourvu d’autonomie – ou presque – est un autre facteur de doute. En effet, au vu de leurs capacités et du rejet de ce domaine par leurs aînés, la première destination des jeunes journalistes est le numérique. Reprendre de l’information déjà produite par les dépêches d’agence ou les réseaux sociaux constitue une tâche frustrante pour des personnes dont l’ambition première était de se rendre sur le terrain. Finalement, les jeunes journalistes ont le sentiment de devoir travailler plus que les autres, d’être constamment disponibles : jours fériés, dimanches ou encore nuits, cette insécurité en termes de temps pèse lourd sur leur vie.
Comment expliquer qu’« (…) une prise de distance avec une forme d’actualité, le » hard-news » » s’opère chez les jeunes journalistes ?
Scoops ou encore directs, dans les années 90, les jeunes journalistes étaient motivés à travailler sur des sujets d’actualité. Aujourd’hui, ils ne les abordent jamais ou, pour certains, les rejettent, car, selon eux, l’actualité les enferme dans un travail répétitif et dans lequel il n’y a aucune valeur ajoutée. Ils privilégient le terrain et le fait d’avoir du temps, ce qui leur permet de vérifier les informations, de se décaler du flux constant de nouvelles et de construire une réponse à l’enjeu actuel de la défiance du public. Cette manière de travailler leur tient particulièrement à cœur. Malgré la difficulté à accéder à un emploi stable, certains renoncent à leur contrat à durée indéterminée (CDI) lorsqu’ils constatent que celui-ci consiste à produire des formats courts effectués rapidement. Ils se tournent ainsi vers la pige.
Ces résultats peuvent-ils être généralisés à d’autres pays ?
Il n’est pas possible de répondre avec certitude à cette question, mon travail de comparaison n’ayant pour l’heure pas encore été entamé. Pourtant, en travaillant avec une chercheuse belge, j’ai été frappé par certains points communs entre les deux pays. La situation s’est répétée lors d’une intervention à l’école de journalisme de Neuchâtel (Académie du journalisme et des médias), bien que la situation économique des médias suisses soit probablement meilleure que celle des médias français.
Avec 40% de journalistes quittant la profession après sept ans d’activité, faut-il craindre un ébranlement du 4e pouvoir ?
Selon moi, la nouvelle diversité sociale présente dans ce métier est une richesse potentielle permettant aux médias de continuer à exercer ce rôle de 4e pouvoir.
Quelles évolutions peut-on imaginer dans les années à venir en ce qui concerne la condition des journalistes ?
Deux choses me viennent à l’esprit. Le premier est l’aspect structurel peu encourageant, c’est-à-dire qu’une inversion des conditions économiques des médias me paraît peu probable, notamment face à la concurrence des plateformes. Le second, qui me paraît un peu plus optimiste, est la réflexion que portent les jeunes autour de l’actualité et leur volonté d’une valeur ajoutée. Aujourd’hui, un certain nombre de médias tirent leur épingle du jeu. En France, par exemple, Mediapart est apparu en 2008 sur le web avec la volonté de faire du journaliste plus long à travers des enquêtes et des reportages. Il s’agit d’un vrai succès économique et éditorial. Pourtant, tous les journalistes ne pourront pas travailler dans ces conditions. Ma crainte par rapport à ce second point est l’acheminement vers un système informationnel de plus en plus différencié où, d’un côté, certains jeunes journalistes, en acceptant parfois des conditions économiques peu favorables, effectueront un travail intéressant alors que d’autres se pencheront sur un travail de retraitement de contenu sans grande qualité mais financièrement satisfaisant.
Avez-vous des conseils à donner aux jeunes journalistes ?
Il y a des opportunités qui s’ouvrent à la suite de spécialisations. Par exemple, des personnes trouvent très rapidement une stabilité dans leur carrière, car ils ont antérieurement ou parallèlement à leurs études développé des compétences en informatique ou en vidéo. À l’heure actuelle, beaucoup de jeunes ont envie de travailler sur des sujets importants pour leur génération tels que l’égalité des genres, la diversité sociale ou encore le changement climatique. Pourtant, c’est davantage dans des spécialisations décalées qu’ils vont trouver une place. Les rédactions doivent elles aussi s’adapter. Un énorme chantier autour de l’encadrement doit être mis en place, car, aujourd’hui, elles sont souvent insuffisamment attentives et préparées à l’animation d’équipes de jeunes journalistes qui ont des aspirations différentes de leurs aînés.
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