Concentration des médias français aux mains de milliardaires, immensité des GAFAM et perte de confiance des publics : c’est dans ce contexte de crise médiatique qu’Erik Neveu, politiste et sociologue, s’est exprimé lors de la 24ème conférence annuelle de la SGKM à Neuchâtel. Dans sa prise de parole, il a imaginé six réglementations pour soutenir un journalisme indépendant et de qualité.
L’espace de communication moderne, modelé par les réseaux sociaux, est conçu pour capter en permanence l’attention du public. Lors d’une conférence à l’Université de Neuchâtel en avril 2024, Erik Neveu a abordé ce « régime de l’attention », qui engendre, selon lui, à la fois incertitude et distanciation. L’incertitude résulte du fait que ce régime incite à attendre constamment quelque chose de nouveau, d’amusant ou de choquant. La distanciation, quant à elle, découle de la consommation de contenus plus légers. Au cours de la conférence annuelle de la Société suisse des sciences de la communication et des médias (SGKM), le sociologue invité a soulevé la question de savoir si ce régime ne provoquerait pas une perte de l’attention et de la réflexion.
Pour y remédier, Erik Neveu propose de démocratiser le concept de « Skholé », emprunté à Platon. Il le définit comme une « suspension du quotidien » permettant de favoriser la réflexivité. En pratique, il suggère de réduire notre temps d’écran et de faire une pause face à l’afflux continu de nouvelles et de retweets. Il encourage également le développement de situations qui rompent avec les routines intellectuelles, telles que des comités citoyens et d’autres outils de démocratie participative. De plus, il préconise la création de nouveaux moyens d’information comme le « slow journalism » ou des formats culturellement non-intimidants, tels que les romans graphiques ou les séries télévisées.
En changeant la manière de consommer l’information, les réseaux sociaux (et internet avant eux) poussent les médias à s’adapter. Face à l’abondance d’articles gratuits sur les réseaux, au pouvoir des GAFAM (notamment via le référencement de Google), les questions de financement et d’indépendance occupent une place centrale dans les préoccupations médiatiques actuelles.
Une population correctement informée est un pilier essentiel d’une démocratie solide. Il est donc crucial de soutenir un journalisme de qualité, indépendant et pluraliste. Dans cette optique, Erik Neveu propose six régulations à intégrer dans l’espace public.
1 – Une protection des données européennes pour les médias
La « General Data Protection Regulation » (GDPR), adoptée en 2016, réglemente le traitement des données personnelles d’individus à la nationalité européenne. Actuellement, cette mesure ne s’applique pas aux personnes décédées ou aux personnes morales, ni à l’utilisation de données dans l’espace privé. Erik Neveu propose d’agrandir l’application de cette protection aux personnes morales, afin de protéger les productions médiatiques des reprises sur internet.
2 – Dompter les GAFAM
Dans sa présentation, Erik Neveu avance que 34% des internautes utilisent les réseaux sociaux comme principale source d’information en France. Il affirme que les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) devraient « respecter les lois nationales et payer pour les news qu’ils volent aux médias. » En 2019, une directive européenne a été créée pour permettre une meilleure rémunération des droits d’auteurs appliqués à la presse. Chaque pays a transposé cette directive à leurs lois internes. Laurent Mauduit, au micro de radiofrance, explique qu’« en France, il n’y a pas eu d’obligation faite pour les journaux d’adhérer à la société de gestion de ces droits, et chacun a fait ce qu’il a voulu, ce qui a permis à Google d’en profiter. »
3 – Développer le financement public
Le politiste soutient aussi la nécessité de subventions publiques aux agences de presse et aux médias « qui produisent des informations nouvelles, qui ne se contentent pas de faire du copié-collé. » Dans son livre « Sociologie du journalisme », Erik Neveu propose également que les abonnements aux médias puissent être déduits des impôts, comme le sont les dons aux associations caritatives. Mais cela pour autant que les médias répondent à un cahier des charges.
4 – Transitionner vers une « société de média »
Au niveau du financement, le sociologue rappelle que les médias français sont aujourd’hui majoritairement détenus par quelques milliardaires, un phénomène provoquant une forte « concentration des médias ». L’influence de ces propriétaires sur leurs titres impacte l’indépendance journalistique et diminue la confiance que le public leur accorde, affirme Erik Neveu. Pour remédier à cela, il soutient la proposition de Julia Cagé, économiste spécialiste des médias, qui propose de créer une « société de média ». Il s’agirait d’une nouvelle structure juridique à but non-lucratif, qui remplacerait les SCOP (société coopératives et participatives) actuelles, où chaque action est égale à une voix.
Dans ce projet, celui qui détiendrait plus de 10% des actions du média aurait un droit de vote diminué, et ceux qui détiennent les plus petites parts (souvent les journalistes) auraient un droit de vote augmenté, afin de rétablir l’équilibre. Ce modèle permettrait donc de limiter le pouvoir des gros actionnaires et de redonner ce pouvoir décisionnel aux journalistes et aux lecteurs. Principale limite à ce système : le retrait des financements serait volontairement compliqué, il faudrait que les gros actionnaires acceptent d’y renoncer, ainsi qu’à une influence à la taille de leurs actions.
5 – Lutter contre les SLAPP
Les SLAPP (Strategic Lawsuits Against Public Participation) sont des outils juridiques qui permettent à des entreprises de faire pression sur des individus (souvent des journalistes). Elles poursuivent en justice des professionnels de l’information dans le but de les intimider et de les contraindre au silence. Le 19 mars 2024, le Conseil européen a adopté une loi anti-SLAPP. Cette loi vise à protéger ceux qui prennent la parole pour un intérêt public (principalement les journalistes et les défenseurs des droits humains) contre des procès abusifs. Si le procès est jugé abusif à l’issue de la procédure, il peut être décidé que tous les coûts de la procédure, en incluant les couts de la représentation légale de la victime du SLAPP, soient à charge de l’entreprises initiatrice. Pour protéger les journalistes, Erik Neveu suggère d’améliorer cette loi en imposant une peine pécuniaire aux firmes jugées coupables de SLAPP, afin de les dissuader complètement d’y recourir.
6 – Une éducation aux médias accessible à tous
Enfin, Erik Neveu insiste sur la nécessité de travailler sur toutes les mesures d’éducation publique dès l’école. Pas simplement en « vantant l’esprit critique de manière très théorique », précise-t-il. Mais plutôt en rendant intelligible une sociologie des médias pour les débutants, par exemple.
Le sociologue souligne l’importance que ces réglementations soient fluides, pour s’adapter à la situation des médias alternatifs. Enfin, Erik Neveu insiste sur la nécessité d’une réglementation collective, selon lui « honteusement » absente en France.
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