Le journalisme sportif, vilain petit canard d’une profession

18 novembre 2024 • À la une, Déontologie et qualité, Formats et pratiques, Pédagogie et formation, Récent • by

L’exemple type de la proximité entre sport et journalisme sportif: le Tour de France, créé en 1903 par le journal L’Auto. Image by keesluising from Pixabay

A l’interne des rédactions, comme dans l’opinion publique, le journalisme sportif est, depuis ses débuts, déconsidéré par rapport aux autres pratiques journalistiques. Comment l’expliquer?

Encore aujourd’hui, et ce malgré son essor massif à la fin du 20ème siècle, le journalisme sportif a mauvaise presse: son spécialiste reste considéré par certains comme un «journaliste subalterne» et sa rubrique comme étant «en quête de reconnaissance et mal cotée par la profession» (Solidaires, 2012). Dans ce cadre, l’analyse qui suit vise à comprendre pourquoi le journalisme de sport est dévalorisé de la sorte, sans pour autant confirmer ni infirmer les critiques portées à son encontre.

Un objet d’étude qui n’est pas noble

Historiquement, la délégitimation de la rubrique sportive dans les colonnes d’un journal concernait son objet d’étude (Wille, 2013). Le sport, un sujet dont l’intérêt «a souvent été perçu comme la marque d’une inculture, notamment dans les pays qui ont développé et valorisé une “haute” culture littéraire issue d’une tradition de cour» comme la France (Defrance, 1995).

Dans une interview pour Eurosport[1], le journaliste et écrivain français Philippe Auclair, spécialiste du football anglais, rejoint cette réflexion en expliquant que dans l’Hexagone, «le sport n’est pas considéré comme un sujet noble, contrairement à la culture anglo-saxonne», où il «fait partie de l’éducation». Dès lors, si son sujet n’est pas noble, le journalisme sportif est lui aussi décrié, «dédaigné comme la matière qu’il traite» (Marchand, 1989).

Amateurisme et subjectivité

Au-delà de son objet d’étude, le journalisme de sport est également critiqué depuis longtemps sur sa forme et sur son fond. Sur sa forme d’une part, car d’aucuns considèrent son style comme trop amateur. Que ce soit à cause de l’«abus inconsidéré de termes anglosaxons», de l’«approximation du vocabulaire» ou encore de «la fausse hardiesse de certaines images devenues des poncifs», l’Union syndicale des journalistes sportifs de France constatait déjà en 1961[2] que le jargon employé «a beaucoup contribué au discrédit du journalisme dit sportif». Ainsi, les journalistes spécialisés dans le sport seraient «ceux qui ne sont pas capables de faire autre chose» (Marcillac, 1994).

Des critiques sur son fond de l’autre, puisque le journaliste sportif peut se voir stigmatisé comme un «supporter» (Marchetti, 2002), un «acteur irrationnel, un étonnant mélange d’incompétence et d’hystérie, qui produit un discours univoque» (Bourgeois, 1989). Une perception lui retirant toute impartialité, pourtant fondamentale au bon exercice de sa profession. Dans cette perspective, celui qui n’est plus considéré comme journaliste ne peut que «s’enfermer dans son genre sur le seul motif de la passion exacerbée», ses pratiques étant «conditionnées par le spectacle et la polémique» (Wille, 2013).

Une connivence avec ses sources

Enfin, la critique la plus récente faite à l’encontre du journalisme sportif est surtout celle d’une trop grande proximité qu’il entretiendrait avec sa source principale, le milieu du sport. L’origine de cette dévalorisation provient d’un développement historiquement lié entre ces deux mondes car, dépendant l’un de l’autre, ils se sont façonnés en symbiose. Une «relation ambiguë entre le support et l’objet» dont la création du Tour de France en 1903 par le journal L’Auto est un exemple typique (Wille, 2013).

Cette critique s’est accentuée depuis les années 1990 et l’explosion du sport à la télévision, ce dernier étant devenu pour certains «un monde à part dans le domaine de l’information» car régi par «la médiatisation abusive des sportifs» et «l’introduction massive de capitaux» (Solidaires, 2012). Accès aux sources limités et droits d’exclusivité, la «sphère économico-sportive» demanderait depuis aux journalistes sportifs de «maintenir un capital de relations et de légitimité avec les acteurs du sport», quitte à tomber dans l’autocensure, voire la connivence (Wille, 2013). Perdant leur indépendance, ils entretiendraient ainsi une «relation de séduction» avec cette sphère (Parrot & Patrin-Leclère, 2011), soit une complicité avec leurs sources déontologiquement et éthiquement inacceptable.

Nouvelles générations

En raison d’un objet d’étude qui ne serait pas noble, d’une forme jugée trop amateure ou encore d’un fond perçu comme empreint de subjectivité, le journalisme de sport est, depuis ses débuts, déconsidéré par la profession et l’opinion publique francophones. Rajoutons à cela une accusation de connivence avec ses sources, la position de cette spécialité dans les hiérarchies professionnelles est ainsi relativement basse (Marchetti, 2002).

Pour autant, comme le sport est devenu un «phénomène sociologique et commercial» aux «incidences sur tous les terrains de la société», pratiquer le journalisme sportif requiert désormais des «connaissances supplémentaires en droit, en économie, en médecine et en environnement sociopolitique» (Solidaires, 2012). Conséquence: les «évolutions morphologiques» des journalistes sportifs «tendent à être proches des professionnels travaillant dans d’autres rubriques» (Marchetti, 2002). Reste maintenant à voir si l’arrivée de ces nouvelles générations de spécialistes «plus diplômés» et d’un traitement «plus critique» de son objet d’étude (op. cit.) permettra au journalisme de sport d’être, un jour, davantage valorisé.


Bibliographie

Bourgeois, Normand (1989), «Le Journalisme sportif: un discours et son enjeu», in Communication. Information Médias Théories, 10-1, pp. 149-161.

Defrance, Jacques (1995), Sociologie du Sport, Paris, La Découverte.

Le Mag, «Il faut sauver la littérature de sport», in https://www.eurosport.fr/economie/il-faut-sauver-la-litterature-de-sport_sto4866910/story.shtml, 19/08/2015.

Marchand, Jacques (1989), La presse sportive, Paris, CFPJ.

Marchetti, Dominique (2002), «Les sous-champs spécialisés du journalisme», in Réseaux, 11, pp. 22-55.

Marcillac, Raymond (1994), À vous Cognacq-Jay! Les dessous de la radio et de la télévision, Paris, Grancher.

Parrot, Benjamin et Patrin-Leclère, Valérie (2011), «Sport et presse quotidienne régionale: un journalisme sous influence?», in Communication & Langages, 168, pp. 113-125.

Reporters Solidaires (2012), Les rubriques du journalisme, Grenoble, PUG.

Union Syndicale des Journalistes Sportifs de France (1961), «La lutte contre le jargon», in Bulletin de liaison, 24, p. 9.

Wille, Fabien (2013), «Introduction – Le journalisme de sport: en quête de légitimité», in Les Cahiers du journalisme, 25, pp. 2-13.

[1] Le Mag, «Il faut sauver la littérature de sport», in https://www.eurosport.fr/economie/il-faut-sauver-la-litterature-de-sport_sto4866910/story.shtml, 19/08/2015.

[2] Union Syndicale des Journalistes Sportifs de France (1961), «La lutte contre le jargon», in Bulletin de liaison, 24, p. 9.


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Cet article est tiré d’un travail réalisé dans le cadre du cours «Pratiques journalistiques thématiques» au sein du master de l’Académie du journalisme et des médias de l’Université de Neuchâtel.

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