En France, la presse régionale offre un traitement souvent considéré « suiviste » et prudent de l’actualité des élites locales. Le politiste Nicolas Kaciaf a étudié l’expérience de Médiacités. Ce pure player d’investigation créé en 2016 se distingue par une volonté de rompre avec cette fatalité… à condition de surmonter une pluralité de contraintes qui questionnent les capacités d’autonomie des acteurs médiatiques à l’égard des pouvoirs locaux.
Les sciences sociales ont souligné à quel point la presse régionale française était structurellement timorée dans son suivi des pouvoirs politiques et économiques locaux. De la surreprésentation des « comptes-rendus » à la multiplication des partenariats entre groupes de presse et collectivités, de nombreux travaux ont mis en évidence une paradoxale « paralysie de la puissance » dont les journaux locaux, souvent en situation de monopole, pourraient se prévaloir à l’échelle de leur territoire. Le local exacerbe en effet certaines tensions du travail journalistique et renforce les difficultés à rendre visible des pratiques ou des problèmes que les acteurs dominants s’efforcent de maintenir secrets ou indiscutés.
Pour autant, au-delà des titres satiriques ou militants, différentes initiatives journalistiques tentent aujourd’hui de promouvoir la publication d’informations potentiellement dérangeantes pour les élites locales. C’est en particulier le cas de Médiacités. Fondé en 2016 par d’anciens rédacteurs de L’Express, Médiacités se présente comme « un journal en ligne d’enquête et de décryptage consacré aux principales métropoles françaises ».
Mobilisant principalement des pigistes locaux pour réaliser un à deux papiers hebdomadaires sur chacune des villes suivies, il dispose d’éditions à Lyon, Nantes et Toulouse, qui sont venues compléter une offre initialement expérimentée à Lille et sur laquelle porte notre travail de recherche.
Le développement d’un tel site d’investigations locales ne va pourtant pas de soi. Notre enquête met en évidence l’imbrication de quatre enjeux qui sont autant de conditions à l’exercice d’un journalisme incisif vis-à-vis des pouvoirs locaux : garantir la viabilité économique du média, convaincre les informateurs de divulguer des faits dérangeants, protéger les pigistes face aux risques professionnels et bénéficier de relais dans l’espace public local.
Concevoir un modèle économique pérenne
Refusant de concevoir un « journal pour les annonceurs » ou un « journal d’actionnaires », les fondateurs de Médiacités ont défini un modèle économique supposé surmonter le risque de « se fâcher » avec les élites locales. Si le capital initial résulte des indemnités de licenciement obtenues lors du rachat de L’Express par Patrick Drahi ainsi que d’une bourse du ministère de la Culture, les recettes du site reposent uniquement sur les revenus d’abonnements. Tandis qu’un seuil de 3’000 abonnés par ville (soit 12’000 au total) a été fixé pour garantir l’équilibre des comptes, le journal ne compte que 2’200 abonnés en janvier 2019. Ce déficit d’audience payante suppose une maîtrise sensible des dépenses, principalement concentrées sur le paiement des piges, les salaires de l’équipe parisienne et l’entretien d’une protection juridique en cas de procès.
Tant que le volume d’abonnés ne garantit pas l’équilibre des comptes, le journal finance sa production grâce aux réserves accumulées lors des levées de fonds. Les fondateurs envisageaient au départ de s’appuyer sur une trentaine d’investisseurs-mécènes qui se répartiraient le capital sans qu’aucun ne dispose d’une part suffisante pour peser sur le contenu. Cette première phase de recherche a partiellement échoué en raison des réticences des acteurs économiques locaux à voir leur nom associé à un journal susceptible d’enquêter sur les milieux patronaux. C’est en particulier un article intitulé « Quand le patronat nordiste se déchire » (21/12/2016) qui aurait « épuisé le capital de sympathie » du média auprès des possibles investisseurs :
« C’est l’investigation qui fait peur. Donc quand tu vas voir un chef d’entreprise qui a du fric, en lui disant : “Investissez dans un média d’investigation”, j’avais sous-estimé l’impact de la réaction suivante : “Je ne vais pas m’acoquiner avec un site d’investigation qui, tôt ou tard, dénoncera les turpitudes d’un de mes copains.” » (Entretien avec le directeur de la publication de Médiacités, 29 septembre 2017)
Finalement, c’est par l’intermédiaire d’une société spécialisée dans la levée de fonds que l’ouverture du capital a été finalisée en mai 2018. Ayant réuni 430’000 euros tout en demeurant majoritairement détenu par ses fondateurs (à hauteur de 65 %), Médiacités a notamment reçu l’appui de Mediapart. L’expérience montre à quel point l’accès à des ressources financières garantissant la viabilité du site n’a été possible qu’avec l’appui d’investisseurs parisiens venus compenser la frilosité des milieux d’affaires locaux pour qui la participation à un média est avant tout envisagée comme un instrument d’influence.
Disposer d’informateurs loquaces
Au-delà de ces enjeux de financement des contenus, le journalisme d’enquête que défend Médiacités n’est possible qu’à condition d’accéder à des « fuites » ou à des « confidences » permettant de publiciser des faits que les dirigeants locaux souhaitent maintenir invisibles. De ce point de vue, les « révélations » des journalistes de Médiacités ne vont pas de soi en raison des risques encourus par leurs informateurs dans leurs organisations respectives. L’ensemble des rédacteurs interviewés font ainsi part de leurs difficultés à faire parler les agents des institutions ou des entreprises locales pour étayer leurs articles.
La probabilité qu’un média puisse accéder à des « fuites » dérangeantes doit donc être analysée comme le produit des rapports de concurrence, de pouvoir et de domination dans un milieu donné. Or, à l’échelle locale, de nombreux facteurs se conjuguent pour renforcer la réticence des acteurs à communiquer des informations perturbatrices. Non seulement la densité des réseaux d’interconnaissance tend à accroître le coût de la déloyauté, mais les acteurs n’ont souvent qu’un faible intérêt à publiciser leurs conflits en confiant à un journaliste le travail de dénonciation d’un rival ou d’un hiérarque peu scrupuleux. C’est en particulier le cas dans l’institution intercommunale dont le fonctionnement repose sur le consensus entre élus, malgré l’apparence de leurs oppositions objectives. Au-delà des cadres soumis à un devoir de réserve, peu de conseillers publicisent leurs différends, y compris anonymement, si bien que c’est avant tout par l’intermédiaire d’anciens cadres de la structure que les journalistes ont pu nourrir leur enquête consacrée au management autoritaire du directeur général des services (2/02/2018). De la même façon, l’univers patronal local est décrit par les journalistes interviewés comme peu perméable à la visibilité médiatique : la publicisation des controverses internes apporte des gains trop limités aux opposants pour faire face au risque de rompre la solidarité au sein d’un groupe dont la faible densité facilite l’identification des sources, mêmes anonymes.
Surmonter les coûts relationnels de l’enquête
Le journalisme d’enquête n’engage pas seulement des risques pour les sources ; s’y investir peut être également problématique pour les rédacteurs eux-mêmes. A la différence des rédactions parisiennes dans lesquelles les journalistes dits « d’investigation » relèvent généralement de services dévolus aux enquêtes, Médiacités mobilise des pigistes qui disposent d’un « portefeuille » de médias avec lesquels ils collaborent plus ou moins régulièrement. Tous ont défini un terrain d’expertise plus ou moins précis, ainsi qu’un modèle économique personnel. Ces collaborations, prioritaires du point de vue de leurs revenus, ont pu amener certaines réticences à proposer des papiers liés aux secteurs qu’ils couvrent habituellement. Ces réserves sont fondées : l’un des auteurs de l’enquête consacrée au plus haut fonctionnaire de l’institution intercommunale, par ailleurs correspondant local pour une agence de presse, s’est vu retirer des listings presse de la Métropole. Ainsi « grillé », il ne peut plus accéder à des interlocuteurs pourtant essentiels pour son activité d’agencier.
Pour « protéger » ces pigistes dont le carnet d’adresse constitue l’une des principales ressources, les responsables de Médiacités sont parfois amenés à apposer leur signature à la place des journalistes ayant effectivement réalisé l’enquête. Car, au-delà de ces risques professionnels, c’est aussi parfois en raison d’enjeux plus personnels liés à leur insertion dans des réseaux locaux d’interconnaissance que certains contributeurs masquent leur investissement dans un article.
Cette situation donne à voir deux enjeux fondamentaux de l’activité journalistique. D’une part, la forte intégration dans un milieu cloisonné est bien une condition d’accès à des informations « confidentielles » mais elle restreint aussi la capacité à en assumer la divulgation. D’autre part, cette situation permet de comprendre le faible investissement de la PQR dans des enquêtes relatives aux écarts des élites locales. En dénonçant certains acteurs de la vie publique, les médias dominants peuvent en effet se heurter aux reproches d’être partisans et ainsi de cliver une société locale qu’ils prétendent par ailleurs « rassembler » en s’adressant à des publics hétérogènes politiquement et socialement.
Bénéficier d’un écho médiatique
L’extension du stock d’abonnés constitue une condition sine qua non de la pérennisation de Médiacités. Toutefois, en l’absence de moyens pour engager une vaste campagne promotionnelle, le recrutement de nouveaux lecteurs ne peut dépendre que d’une notoriété acquise par l’écho donné à ses enquêtes dans l’espace public local. Au-delà de la circulation (relativement modeste) des informations sur les réseaux socionumériques, cette visibilité repose largement sur les reprises effectuées par les autres médias locaux, et notamment, pour la version lilloise, par le quotidien régional La Voix du Nord.
Or ce dernier n’accorde qu’une faible publicité aux informations de Médiacités. Certes, de novembre 2016 à janvier 2019, La Voix du Nord a cité Médiacités dans 36 articles en version papier ou numérique. Toutefois, sur 134 enquêtes mises en ligne par Médiacités Lille à la fin janvier 2019, seules dix d’entre elles ont fait l’objet d’au moins une citation par la rédaction de la Voix du Nord. En se penchant sur le cadrage de ces reprises, on constate que presque toutes visent moins à relayer les « scoops » du site qu’à rendre compte de la controverse suscitée par ces révélations.
Cette concurrence économique et symbolique entre médias au sein du territoire ne permet donc pas d’étendre la portée des dénonciations opérées par le site, afin de contraindre les élus à s’emparer des problèmes soulevés ou à réformer leurs pratiques. Or, si le journalisme d’enquête doit permettre de « surveiller » les élites locales et de dénoncer leurs déviances, il ne peut exercer ce rôle démocratique qu’à condition que ses publications soient connues et reconnues par les citoyens du territoire. L’intérêt des lecteurs pour de telles informations et leurs dispositions à en rémunérer la fabrique s’avèrent donc des questions primordiales ; elles n’en sont pas moins les plus complexes à résoudre.
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