Les émotions, une ressource journalistique indispensable

12 août 2021 • Déontologie et qualité, Formats et pratiques, Récent • by

Source: Pixabay. Les émotions sont souvent écartées lors de la restitution publique des informations, par souci d’objectivité. Et si les émotions étaient en réalité un moyen de proposer un compte rendu plus fidèle d’une situation donnée ?

Dans nos pratiques journalistiques contemporaines occidentales, le rationnel et le factuel priment souvent sur l’émotionnel. Et si les émotions étaient, en réalité, des informations comme les autres ? Ces dernières sont, en effet, des éléments de contexte utiles, afin de proposer une meilleure retranscription de la réalité. Cela est d’autant plus vrai dans la restitution d’un fait divers, dont l’intérêt s’explique justement par son caractère exceptionnel.

Le dimanche 2 mai 2021, un rodéo routier impliquant une jeune femme de dix-neuf ans et la police suisse se déroule entre Morges (VD) et Vaumarcus (NE). Durant la course poursuite, la benjamine d’une fameuse famille de propriétaires immobiliers a renversé une petite fille de six ans. L’enfant est gravement blessée aux jambes, mais sa vie est hors de danger. Quant à la conductrice, il semblerait qu’elle ait été sous l’emprise de drogue au moment des faits.

Tout ça n’a rien de vrai. Il s’agit en réalité d’une simulation — basée sur une histoire fictive — pratiquée dans le cadre du cours de journalismes populaires donné à l’Académie du journalisme et des médias de l’Université de Neuchâtel. Cet enseignement a pour but de préparer des jeunes journalistes — comme moi — aux spécificités de la pratique du fait divers. En effet, dans ce domaine, il s’agit de rendre compte d’un événement bien particulier, à savoir d’un « court-circuit » du quotidien (Dubied & Lits, 1999).

Le jour de la simulation, chaque étudiant·e a joué un rôle : journaliste, policer. ère ou encore victime. Pour ma part, j’ai fait partie des témoins de l’accident. Une situation qui m’a permis de poser un regard extérieur sur le travail de mes collègues « journalistes » qui ont ainsi fourni un article[1] à la fin de l’exercice et que nous avons analysé ensemble par après. L’encadré suivant a posé plusieurs problèmes :

Extrait d’un exercice de couverture de fait divers réalisé dans le cadre du cours « journalismes populaires » dispensé par Annik Dubied pour l’Académie du journalisme et des médias à Neuchâtel.

Pourtant, ce témoignage révèle une chose : il représente la seule piste dans l’article qui permette au public de ressentir de l’empathie pour la présumée chauffarde et, en quelque sorte, de « comprendre » son acte. En effet, le reste de l’article est avant tout un compte-rendu froid des événements qui ne laisse pas de place à l’émotion. C’est ce constat qui m’amène à la question suivante : à quoi servent les témoignages subjectifs dans la restitution d’un fait divers ? D’abord, nous avons reproché aux journalistes d’avoir utilisé le témoignage trop « émotionnel » et « subjectif » de la grand-mère de la suspecte. Elle reproche, entre autres, à sa famille d’être « toxique » et d’avoir poussé sa petite fille à « dépasser les bornes ». Aussi, la question de la forme s’est posée : la présentation de cet encadré est très incriminante (par son titre notamment et l’utilisation du terme « toxique »). Il est en effet difficile de pouvoir apporter de la nuance par la suite. Enfin, l’usage même du témoignage a été remis en question. Était-il vraiment justifié de le mettre en avant alors qu’il est difficilement vérifiable et particulièrement incriminant pour la famille ? S’agit-il vraiment d’informations dignes d’intérêt public ? Avons-nous affaire ici à un compte-rendu objectif de la situation ? Voici quelques exemples de questions qui ont fusé durant le cours.

Dans cet article, je questionne la pratique contemporaine du journalisme qui implique une manière de produire et de consommer de l’information de manière totalement rationnelle (Pantti & Wahl-Jorgensen, 2007). C’est-à-dire en mettant de côté tout ressenti et éléments de contexte plus subjectifs. Selon moi et en reprenant le postulat de la chercheuse Johana Kotisova, cette approche est problématique quand il s’agit de parler de souffrance humaine (2019), ce qui est bien souvent le cas lors de la couverture de faits divers. Plus précisément, je cherche à montrer comment un témoignage subjectif — comme celui mentionné plus haut — couplé à de l’information vérifiée, fait naître ce que la chercheuse Karin Wahl-Jorgensen appelle une « nouvelle authenticité[2] [notre traduction] » (2016). Cela permet de restituer l’aspect grandement émotionnel d’un fait divers. Les spécialistes de ce genre journalistique insistent, d’ailleurs, sur l’importance de retranscrire les émotions vécues au moment de l’écriture de leur article (Dubied, 2005).

La place des émotions dans le journalisme

Comment expliquer la réaction négative de mes camarades et moi-même face à l’encadré mentionné plus haut qui comprenait, selon nous, un témoignage « trop subjectif » ? Encore une fois, sa qualification est plutôt provocante et ne se justifie pas entièrement. Mais ces réactions, additionnées au fait que personne n’ait relevé l’absence d’émotions du reste de l’article, s’expliquent certainement par le fait que « traditionnellement, les émotions ont été considérées comme un facteur compromettant ou érodant une pratique professionnelle du journalisme [notre traduction][3] » (Kotisova, 2019, p.2). Si nous nous concentrons sur la façon de restituer le récit, Kotisova, à travers un état de la littérature sur le journalisme et les émotions, met en évidence le fait qu’« un récit journalistique approprié a été lié à l’indifférence, à la dépersonnalisation et à la passivité [notre traduction] (2018, p.3).

Cette « dépersonnalisation » — comme synonyme de « bon journalisme » — commence toutefois à être remise en question dans des cas bien particuliers : « les recherches axées sur le reportage de crise ont révélé le caractère problématique du journalisme dépassionné, uniquement basé sur les faits, impartial face à la souffrance humaine (Kotisova, 2017b ; Olsson & Nord, 2015 ; Zelizer & Allan, 2011), et ont ainsi permis une plus grande acceptation des nouvelles émotionnelles en temps de crise [notre traduction][5] » (Kotisova, 2018, p.4).

Pourtant, ces changements ne font pas l’unanimité. Certains chercheurs partagent encore une vision libérale[6] du journalisme et craignent l’arrivée des émotions dans la pratique :

« L’indulgence émotionnelle et le sentimentalisme remplacent les reportages informatifs et basés sur des faits. Aujourd’hui, les journalistes fournissent des nouvelles thérapeutiques… . De ce fait, les victimes se voient accorder un statut d’expert… cette nouvelle approche thérapeutique permet aux victimes d’être moins remises en question et plus encouragées par les médias…. Elle offre ainsi un festin de sentiments excessif, en retransmettant les émotions des individus comme si nous ressentions tous la même chose [notre traduction] [7]» (Mayes, 2000) cité dans (Pantti & Wahl-Jorgensen, 2007, p.3).

Rappelons que, dans le cas qui nous intéresse, nous avons tous été surpris·es par l’utilisation d’un témoignage subjectif dans l’article de mes collègues. Pourtant, ces dernier·ères n’ont intégré aucune autre indication émotionnelle dans leur travail. Cela s’explique certainement par le fait que « l’objectivité et le détachement [sont le] concept majeur du journalisme occidental » et que les émotions ne sont pas considérées comme des ressources journalistiques (Glück, 2019).

Les émotions : une information comme une autre ?

Comme nous venons de le voir, les émotions[8] sont souvent écartées lors de la restitution publique des informations, par souci d’objectivité. Et si les émotions étaient en réalité un moyen de proposer un compte rendu plus fidèle d’une situation donnée ? Dans le cas de l’exercice que nous avons pratiqué, le témoignage de la grand-mère permet, à mon avis, de se rapprocher de la vérité – si chère et primordiale à la déontologie du métier. Ce que pratiquent d’ailleurs les faits-diversiers qui « insistent… sur l’émotion (témoignages, détails, etc.) qu’il faut faire transparaître, même dans les premiers textes, pour toucher, pour rendre réellement compte de la réalité, mais aussi par respect pour la dimension dramatique des faits (…) » (Dubied, 2005, p.66). Ainsi, restituer les émotions des personnes impliquées représente des éléments d’information à part entière sur le contexte spécifique d’une situation donnée.

En effet, un témoignage subjectif (et donc principalement basé sur l’émotion et le ressenti) apporte un autre regard sur une situation complexe, car rappelons-le, dans un fait divers, nous sommes confrontés à un « court-circuit » de notre quotidien qui rompt avec une norme sociale à laquelle nous sommes habitué·es (Dubied & Lits, 1999). Il n’est donc pas possible de retranscrire cette dimension extraordinaire, singulière et souvent personnelle uniquement par des faits objectifs et rationnels, comme par exemple, la chronologie, la description des différents partis impliqués ou l’annonce des peines encourues.

Faire rentrer les émotions dans la pratique journalistique

Lorsque de la place est laissée aux émotions dans le travail journalistique, il devient essentiel de redéfinir « la notion traditionnelle d’objectivité et […] de reconceptualiser le professionnalisme journalistique (Kotisova, 2017b ; Glück, 2016) [notre traduction] [9]» (Kotisova, 2019, p.2).

Une piste serait, par exemple, de parler de « nouvelle authenticité [notre traduction][10] ». Une forme d’authenticité dans la restitution journalistique qui naît du mélange d’informations conventionnelles et vérifiées avec des éléments purement subjectifs et émotionnels (Wahl-Jorgensen, 2016).

Si la restitution des émotions dans le fait-divers est essentielle, ce n’est pas pour autant qu’elle soit évidente. Lors de ses entretiens avec des faits-diversiers, la professeure Annik Dubied montre bien la tension entre « une factualité souvent invoquée [et] l’émotion… qu’il faut faire transparaître » (Dubied, 2005, p.66). La chercheuse constate également que l’expression des émotions passe par les témoignages, les détails ou le lexique. Les journalistes interrogés sont « soumis à de grands principes qui sont souvent présentés comme des évidences » (Dubied, 2005, p. 66). Ces principes régissent la profession. On pense, par exemple, au respect de la vie privée et de la dignité humaine. En revanche, l’application de ces principes, et la distinction entre ce qui relève de l’intérêt public ou non est loin d’être évident (Dubied, 2005).

En résumé, l’encadré dont il était question tout au long de ce travail est problématique. En effet, il n’aurait certainement pas fallu mettre en avant une telle accusation dans un titre (c. f « famille toxique »). Cette pratique est déontologiquement condamnable, car elle rend difficile toute nuance et/ou recontextualisation de ces propos. En revanche, son contenu amène un élément essentiel à la restitution d’un fait divers : de l’émotion. Le vécu subjectif d’une situation par une personne amène un éclairage apte à rendre compte de la dimension extraordinaire, voire exceptionnelle, d’un fait divers. Dans ce cas précis, le témoignage servait autant à expliquer le contexte personnel d’une des parties impliquées, qu’à transmettre l’aspect émotionnel de la situation aux lecteur·rices. Mais ce questionnement s’applique à tout témoignage que ce soit ceux d’une victime ou d’un·e témoin visuel. Dans ce travail, il était également question de l’absence de témoignages subjectifs dans le reste de l’article qui était remis en question. En effet, si la subjectivité des témoignages présents dans les faits divers est parfois critiquée, leur absence se fait également sentir par les lecteur·rices. Nous avons, en effet, vu en quoi les émotions pouvaient permettre une meilleure restitution des faits et du caractère exceptionnel des faits divers. Tout cela pour autant que la déontologie journalistique de base reste appliquée.


[1] Voir annexe

[2] « new authenticity »

[3] « traditionally, emotions have been regarded as a factor compromising or eroding professional journalism » (Kotisova, 2019, p.2)

[4] « proper journalistic narrative has been linked to indifference, depersonalization, and non‐action» (Kotisova, 2018, p.3).

[5] «research focused specifically on crisis reporting has revealed the problematic character of dispassionate, “just the facts,” unbiased, impartial journalism face‐to‐face with human suffering (Kotisova, 2017b; Olsson & Nord, 2015; Zelizer & Allan, 2011), and has thus confirmed the greater acceptance of emotional news in crise» (Kotisova, 2018, p.4).

[6] Soit une vision du journalisme qui implique une manière de produire et de consommer de l’information de manière totalement rationnelle (Pantti & Wahl-Jorgensen, 2007).

[7] «Emotional indulgence and sentimentalism are replacing informative, facts-based news reporting. Today reporters are providing Therapy News… . As a result, victims are granted expert status… the new therapeutic approach is allowing victims to be less criticised and more counselled by the media… . Therapy News offers an over-indulgent feast of feeling, re-playing individuals’ emotions back to us as if we all feel the same way» (Mayes, 2000) cité dans (Pantti & Wahl-Jorgensen, 2007).

[8] Je partage ici la définition de Kotisova qui défini les émotions comme « des pratiques de sentiments et de pensées biologiquement préconditionnées mais, dans une large mesure, culturellement déterminées, définies et façonnées, … des modes d’interaction avec un contexte social, structurés par nos formes de compréhension des spécificités culturelles et historiques de ce contexte [notre traduction] («biologically preconditioned but to a large extent culturally determined, defined and shaped practices of feeling and thinking, … ways of practical engagement with social context, structured by our forms of understanding the context’s cultural and historical specifics ») (2017a, p. 57) cité dans (Kotisova, 2019).

[9] «the traditional notion of objectivity and … to reconceptualize journalistic professionalism (e.g., Kotisova, 2017b; Glück, 2016)» (Kotisova, 2019, p.2).

[10] « new authenticity »


Bibliographie

Dubied, A. (2005). Quand les journalistes de presse parlent du fait divers : récits de pratiques et représentations. Les cahiers du journalisme, (14), 58-75.

Dubied, A., & Lits, M. (1999). Le Fait divers. Paris, PUF.

Glück, A. (2019). Le journalisme est-t-il émotionnellement illettré?. European Journalism Observatory.

Kotisova, J. (2019). The elephant in the newsroom: Current research on journalism and emotion. Sociology Compass, 13(5).

Pantti, M., & Wahl-Jorgensen, K. (2007). On the polititcal possibilities of therapy news: Media responsibility and the limits of objectivity in disaster coverage. Communication studies, 1, 3-25.

Wahl-Jorgensen, K. (2016). Emotion and Journalism. In Witschge, T. & al (Eds.), The SAGE Handbook of Digital Journalism.


Cet article est publié sous licence Creative Commons (CC BY-ND 4.0). Il peut être republié à condition que l’emplacement original (fr.ejo.ch) et les auteures soient clairement mentionnés, mais le contenu ne peut pas être modifié.

Cet article est tiré d’un travail demandé durant le cours « Journalismes populaires » au sein du Master de l’Académie du journalisme et des médias de l’Université de Neuchâtel.

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