Dissimulées ou mises en avant, les émotions existent dans le journalisme. Elles s’inscrivent dans toute production à plus ou moins grande échelle selon les cultures. Mais à quel point doivent-elles être une ressource journalistique ? Et est-il possible d’enseigner l’intelligence émotionnelle ?
Chaque journaliste a déjà vécu un moment où la prise en compte des émotions devient plus importante que la présentation des « faits ». Avez-vous déjà essayé de convaincre un interlocuteur qui hésite à prendre position dans un reportage ? De faire face à des foules imprévisibles qui peuvent changer d’élan à tout moment ? Faire du journalisme ne repose pas seulement sur la collecte des faits, mais aussi sur comment les journalistes perçoivent, comprennent et font face à une situation émotionnelle. De la même façon, les chercheurs en journalisme qui se penchent sur les renégociations des contours du métier comprennent de mieux en mieux en quoi les émotions contribuent positivement à la production de l’information.
Pour beaucoup de journalistes et chercheurs occidentaux, les émotions et l’empathie ne sont pas nécessairement considérées comme un élément positif et productif dans le travail journalistique. On parle davantage de sensationnalisme et d’émotions bon marché ; dans le meilleur des cas, on trouve des références au fait d’avoir « du flair pour l’actualité » (nose for news), de se fier à ses « instincts » (gut feeling) dans la prise de décision journalistique ou encore de se demander si, dans des circonstances spécifiques, les journalistes sont autorisés à exprimer de la compassion.
Martin Bell, journaliste à la BBC durant la guerre de Yougoslavie pendant les années 90, a proposé de développer un journalisme d’attachement[1] . L’idée était d’adopter un positionnement moral en faveur des victimes de la guerre. Cependant, sa méthode n’a pas beaucoup influencé la pratique journalistique traditionnelle jusqu’à la dernière décennie.
L’universitaire américain Michael Schudson a déclaré que le journalisme était « plutôt tonique qu’émotionnel » [2] . Le Britannique Dennis McQuail a lui, plaidé pour un journalisme impartial « évitant les jugements de valeur, le langage émotif ou les images » [3] . Les journalistes praticiens ont continué à mettre l’accent sur l’objectivité et le détachement, comme concept majeur du journalisme occidental. Pour eux, les émotions font davantage partie du domaine commercial.
Mais depuis une décennie, cette vision du journalisme est en train d’évoluer ; Michael Schudson plaide désormais pour « l’empathie sociale » afin de mieux comprendre la « façon dont des personnes très différentes de nous vivent leurs vies ».
Il est donc peut-être temps de s’interroger sur une perspective différente et plus générale : les émotions et l’empathie peuvent-elles jouer un rôle dans le journalisme et la pratique du métier ?
Ici, la présentatrice pakistanaise Sanam Baloch fond en larmes après le massacre de l’école Peshawar en 2014.
Les émotions et l’empathie dans la pratique du journalisme
Le lien entre journalisme et émotions se décline sur quatre axes, qui combinent des aspects neurobiologiques, moraux et professionnels, ainsi que le rôle changeant du journalisme dans une société qui encourage plus d’ouverture aux émotions. Avant de parler des conséquences que cela peut avoir sur le journalisme en général, il faut d’abord regarder plus en détail ces quatre volets.
Premièrement, les émotions font partie de notre système de perception biologico-cognitif qui façonne notre façon de voir le monde: il est compris à la fois de manière de manière cognitive et émotionnelle. Nous pensons et ressentons les problèmes. Ainsi, notre façon de voir la réalité met en jeu l’interaction entre des cognitions, des émotions, des perceptions et des souvenirs. De nombreux chercheurs et experts ont essayé d’expliquer pourquoi la Grande-Bretagne a voté pour le Brexit. Toutefois, les explications ne donnent rien si personne ne s’interroge sur « ce que ressentent les électeurs ». C’est ce qu’a développé le professeur de science politique Stephen Coleman dans son ouvrage « How voters feel ». L’empathie est ici particulièrement importante en tant que mode non verbal de compréhension de l’état mental et émotionnel des autres.
Mais dans le journalisme indien, bien plus axé sur les émotions, l’empathie s’avère pertinente. Un jeune présentateur de la chaîne d’information en continu Headlines Today ( devenue Indian Today ) m’avait confié que les journalistes qui couvrent des sujets d’actualité doivent être « capables de comprendre ce que la personne traverse » pour pouvoir raconter l’histoire. Sinon, expliquait-il : « Je ne pense pas qu’un spectateur puisse comprendre les émotions vécues par la personne ». Sans compter que l’empathie aide aussi à vérifier les informations – juger si quelqu’un ment ou dit la vérité n’est pas toujours facile et savoir lire les émotions aide à discerner le vrai du faux.
L’empathie devient ici ce que Pierre Bourdieu appelle le « capital émotionnel » : les journalistes qui possèdent un haut degré de capital émotionnel (entendu positivement comme de l’intelligence émotionnelle) auront un impact plus significatif sur le journalisme par rapport au reporters qui ne l’ont pas. Un rédacteur en chef britannique expliquait durant un entretien avoir « sonné chez des centaines de personnes qui ont vécu un drame…. Si vous êtes sensible et que vous vous comportez comme un être humain, au lieu de faire le robot qui veut absolument une photo, alors là, vous êtes plus apte à avoir une image ». Ainsi, les journalistes qui font preuve d’empathie et d’intelligence émotionnelle sont susceptibles de mieux travailler du fait qu’ils adoptent un comportement coopératif avec leurs sources d’information humaines. Ils sont capables de repérer des formes d’information non verbale plus subtiles.
En bref, l’empathie est un outil de travail journalistique qui façonne chacune des décisions professionnelles et éthiques dans une bien plus large mesure que ce qui était supposé jusqu’à récemment.
Cependant, la contribution de l’empathie et des émotions au journalisme ne s’arrête pas seulement à la neurobiologie. Un second champ est le rôle des émotions dans la prise de décision morale. En effet, les journalistes ne peuvent pas se permettre de porter un jugement éclairé sur l’impact ou la perspective des personnes lors d’une situation donnée. La chercheuse Renée Jeffery s’est penchée sur le siècle des Lumières écossais et a constaté que le philosophe David Hume avait déjà mis en évidence le rôle des émotions dans la capacité de jugement de l’esprit humain. Ainsi, l’action morale est motivée par les émotions et reflète un « sens inné du bien et du mal ». Par exemple, le sexisme et le racisme de Donald Trump ne peuvent être couverts de façon appropriée si chacun reste impartial. Dans ce cas, on ne peut pas vraiment parler de deux versions d’une même histoire et les principes classiques du journalisme s’avèrent peu opérants.
De la même manière, l’impartialité perd sa raison d’être lorsqu’il s’agit de couvrir la question du changement climatique ; le résultat donnerait autant de poids aux climatologues qu’aux sceptiques. Ici, un journaliste qui ne met pas en pratique sa morale interne – où, selon Hume, les émotions guident le jugement – devient une entité moralement discutable. Et c’est aussi là que l’intelligence artificielle (ou le journalisme algorithmique) échoue jusqu’à présent – bien qu’il s’agisse d’une suite logique de décisions, sa capacité de jugement reste faible.
Mais cet aspect touche aussi la régulation émotionnelle parmi les journalistes. Comprendre comment les émotions influencent son propre jugement professionnel est important. Cela permet de livrer un journalisme qui transcende la subjectivité personnelle. La psychologue Ziva Kunda a montré comment l’affect interagit avec la raison et les croyances. Le « raisonnement motivé », comme elle le surnomme, décrit comment les humains (et donc, potentiellement les journalistes) pourraient s’accrocher à de fausses croyances malgré toutes les preuves, afin de réduire toute différence cognitive inconfortable. Lorsque les journalistes sont en grande partie livrés à eux-mêmes pour réguler leurs émotions durant leur activité professionnelle, le « raisonnement motivé » peut influencer le traitement de l’information.
Troisièmement, les émotions sont importantes, notamment pour les présentateurs radio et télévision où des règles subtiles encadrent la façon d’afficher les émotions. Par exemple, le style « cool » mais sobre sur la BBC News at Ten diffère considérablement du style tapageur et plus coloré que l’on retrouve sur les chaînes d’information indiennes. Ici, les journalistes se livrent à un travail émotionnel, semblable à celui des acteurs de théâtre ou des hôtesses de l’air. Ces règles implicites marquent les frontières non écrites de la profession journalistique dans différents contextes culturels – et une connaissance fondamentale de ces règles est essentielle pour s’intégrer et paraître « professionnel ».
Quatrièmement, le passage à une société plus « affective » [4] modifie fondamentalement le rôle du journalisme. Alors que l’engagement de l’audience devient primordial pour des raisons économiques, et que les leaders populaires détournent la sphère publique en surfant sur la dynamique sous-jacente des émotions, le journalisme de qualité doit emprunter de nouvelles voies, au-delà d’une diffusion de l’information purement cognitive et inspirée par le modèle de la pyramide inversée. Cela étant dit, où faut-il se diriger ? Comment comprendre les émotions et l’empathie dans le journalisme et comment les intégrer dans la production journalistique ?
Les émotions comme partie intégrante de la production journalistique
Peut-être le moment est-il venu de reconnaître l’aspect émotionnel du reportage. Ce qui permettrait d’aller au-delà de l’individualité. Mais en tant que journalistes, est-il possible d’apprendre systématiquement à maîtriser ses émotions? Y a-t-il même un besoin urgent d’acquérir ce genre de connaissances pour être un « bon journaliste »?
Pour en revenir à l’empathie, les chercheurs des universités néerlandaises de Groningen et Enschede étudient les moyens de former les étudiants aux caractéristiques propres à l’empathie dans le domaine de la communication professionnelle. L’empathie est un processus de compréhension qui repose à la fois sur l’émotion et la cognition, et qui se traduit également par un comportement. Melissa Fuller et ses collègues suggèrent ainsi divers moyens comme la reconnaissance du langage corporel et des indices non verbaux, l’introspection personnelle ou l’élaboration d’une réponse appropriée aux émotions.
Bien que cette conception ne soit pas encore entrée dans les discours quotidiens des journalistes, un premier changement devient visible dans les écoles de journalisme.
L’Université de Bournemouth en est un bon exemple. Elle s’est lancée dans ce qui se rapproche le plus d’une formation émotionnelle-empathique aujourd’hui. Depuis six ou sept ans, l’université offre des cours aux étudiants de Bachelor et de Master dans tout le Royaume-Uni avec une formation étroitement liée aux stratégies de prévention des traumatismes proposées par le Centre DART pour le journalisme et les traumatismes. L’université propose des classes, de courte durée, pour former les étudiants à la couverture des catastrophes. Dans un jeu de rôle simulé, ils reçoivent un résumé d’une catastrophe et s’engagent, pour une journée, dans un scénario fictif d’une situation post-ouragan Katrina ou d’une attaque terroriste dans un stade de football, en interviewant des victimes (représentées par des acteurs) de traumatisme. Les exercices sont « assez courts : le jeu de rôle n’est que de 10 à 20 minutes pendant lesquelles les étudiants apprennent par la pratique », explique Stephen Jukes, professeur de journalisme à l’Université de Bournemouth et responsable du cours.
Un autre projet ponctuel a embarqué des étudiants en journalisme dans un scénario réel : le Népal après les tremblements de terre en 2015. De jeunes reporters du Royaume-Uni, du Népal et de l’Inde se sont établis à Katmandou pour couvrir les conséquences à long terme de la catastrophe. Les organisateurs, le Dr Chindu Sreedharan et le Dr Einar Thorsen, ont observé l’excellent travail des étudiants : leur sensibilité, lors de la couverture journalistique des survivants, s’est développée en même temps que leur capacité à répondre à leurs expériences émotionnelles. Un résultat qui a permis de contrer les critiques des journalistes locaux sur le « journalisme parachute » des médias internationaux. Parachutés dans un lieu dont ils n’ont que très peu de connaissance, les journalistes internationaux survoleraient les traumatismes personnels de la population népalaise.
Dans cette expérience, les étudiants sont restés sur le terrain et ont réalisé leur capacité de donner aux victimes le sentiment d’être prises au sérieux et d’être entendues par le monde extérieur. Les jeunes reporters ont ainsi suivi le principe du « journalisme de solutions » qui sert à mettre en lumière, voire à résoudre des problèmes sociaux.
Ces projets, qui impliquent un haut degré de maîtrise des émotions, mettent les étudiants au défi – mais les stimulent aussi. Interviewer des victimes de traumatismes et de violence – des personnes marginalisées et des personnes vulnérables – apparaît comme une compétence de base en ce qui concerne l’éthique journalistique et les normes propres à la pratique professionnelle.
Ces jeunes reporters de Bournemouth réalisent donc à quel point ils ont entrainé leur sensibilité et leur conscience émotionnelle personnelle. Pour Stephen Jukes : « C’est surtout une question d’aptitude émotionnelle ». Ainsi, les étudiants, tout en interagissant avec les sources, développent une intelligence émotionnelle. Jukes, ancien journaliste de Reuters, en est certain : « si vous n’êtes pas empathique, vous ne comprenez pas l’histoire ».
Bien que les idées révolutionnaires et novatrices de l’Université de Bournemouth se répandent lentement dans les programmes universitaires britanniques, elles n’ont pas encore trouvé beaucoup d’écho dans les institutions de formation en journalisme telles que le National Council for the Training of Journalists (NCTJ) ou encore le Broadcast Journalism Training Council (BJTC). Mais Stephen Jukes reste optimiste : « une couverture empathique de l’actualité est encore plus importante aujourd’hui tant les changements technologiques sont radicaux. Nous vivons dans un monde truffé d’images sur Internet, sans compter les conditions géopolitiques caractérisées par des vagues de migrants et d’horribles guerres civiles ».
En conclusion, il ne s’agit peut-être pas seulement de développer des compétences dans la collecte de faits – ce que fait le journalisme de données, déjà populaire et qui façonne la prochaine génération de journalistes – mais que la formation à l’intelligence émotionnelle et à l’alterité fait partie intégrante de la compréhension individuelle du rôle du journaliste dans la société. L’enseignement et la réflexion sur l’empathie, l’intelligence émotionnelle et peut-être même la compassion doivent faire partie intégrante du programme d’études et d’apprentissage du métier de la prochaine génération de journalistes et d’éditeurs.
Références
[1] Bell, M. (1998). The journalism of attachment. In M. Kieran (Ed.), Media Ethics, London & New York: Routledge, 15-22
[2] Schudson, M. (2001). The objectivity norm in American journalism. [Article]. Journalism, 2(2), 149-170, pp. 150
[3] McQuail, D. (2010). McQuail’s Mass Communication Theory (6 ed.). Los Angeles & London: Sage, pp. 357
[4]Clough, P. T., & O’Malley Halley, J. (Eds.). (2007). The Affective Turn. Theorizing the Social. Durham: Duke UP.
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[…] Mais information et émotions ne sont pas mutuellement exclusifs. Simplement, explique Antje Glück de l’université de Teeside, le journalisme occidental a longtemps placé l’accent sur l’objectivité et le détachement comme concept majeur : «Pour eux [les journalistes occidentaux, ndlr], les émotions font davantage partie du domaine commercial », souligne-t-elle dans un article du European Journalism Observatory. […]