Victimes de violences, les journalistes s’adaptent… et la déontologie en paie le prix

11 octobre 2024 • À la une, Déontologie et qualité, Économie des médias, Récent, Recherche, Regards d'experts • by

Pour Lavinia Rotili (à g.), la mise en commun de ses recherches avec Clémence Petit (à d.) a été «un travail intellectuel passionnant»: «J’ai été étonnée par la facilité de trouver des convergences. On s’entend très bien par ailleurs, ce qui a permis une grande écoute l’une de l’autre!» Photo: Thibaud Mabut

Les journalistes sont victimes de nombreuses violences. Pour y faire face, ils adoptent des stratégies d’adaptation qui peuvent compromettre leurs valeurs professionnelles, selon Clémence Petit et Lavinia Rotili. Les deux doctorantes ont présenté la mise en commun de leurs recherches lors d’un panel du congrès annuel de la Société suisse des sciences de la communication et des médias (SSCM) à Neuchâtel le 19 avril 2024.

«C’est un vrai problème pour la liberté de la presse et pour le respect de la déontologie qu’un ou une journaliste s’abstienne de traiter de certains sujets ou de commenter certaines thématiques sur les réseaux sociaux pour éviter de se faire cyberharceler.» Pour Clémence Petit, il n’y a pas de doutes: les violences que subissent les journalistes ont des implications éthiques. La doctorante de l’Université catholique de Louvain (UCL) s’exprime devant un parterre de chercheurs et chercheuses à l’occasion du congrès annuel de la Société des sciences de la communication et des médias (SSCM) à l’Université de Neuchâtel.

«Nous nous concentrons ici sur les agressions à l’égard des journalistes et sur la manière dont cela redessine les rôles et les valeurs journalistiques.» – Clémence Petit, doctorante à l’Université catholique de Louvain (UCL)

Le panel auquel elle participe le 19 avril 2024 porte sur le lien entre polémiques et journalisme. À ses côtés, sa collègue Lavinia Rotili, elle aussi doctorante à l’UCL, explique: «Nous nous concentrons ici sur les agressions à l’égard des journalistes, en entendant les journalistes comme la cible de polémiques. Et nous avons voulu nous interroger sur la manière dont cela redessine les rôles et les valeurs journalistiques.»

Les deux chercheuses ont mis en commun leur travail de thèse dans une approche «inductive et exploratoire». D’un côté, Clémence Petit s’intéresse aux violences à l’égard des journalistes en Belgique francophone et s’appuie sur 23 entretiens approfondis avec des journalistes de tous horizons. De l’autre, Lavinia Rotili étudie l’évolution des valeurs éthiques et des identités professionnelles des journalistes, sur la base d’une analyse longitudinale et comparative des conseils de presse de plusieurs pays francophones.

Les violences structurelles font le plus de dégâts

Premier constat: les violences subies par les journalistes peuvent être directes, mais aussi structurelles. Les violences directes comprennent le harcèlement, les pressions politiques, les atteintes physiques ou encore les menaces. Les violences structurelles, quant à elles, incluent les discriminations (sexisme, racisme, validisme, …), les pressions économiques et la précarité.

«Ce qui ressort très clairement de mes recherches, c’est que les violences sont d’abord liées au statut des journalistes, souligne Clémence Petit. Par exemple, celles et ceux qui sont en freelance, qui sont pigistes et qui n’ont pas de rédactions fixes sont particulièrement exposés à la précarité.» Autre caractéristique à prendre en compte, le genre des journalistes joue un rôle significatif: «Les femmes journalistes, par exemple, sont beaucoup plus visées par le cyberharcèlement. Encore une fois, le profil des journalistes est très important.»

«La précarité revient très souvent dans le fait d’envisager de quitter la profession.» – Clémence Petit

Quelle catégorie de violences touche davantage la profession? Selon Clémence Petit, «les violences structurelles sont celles qui concernent le plus les journalistes, ou en tout cas celles qui les abîment davantage dans leur quotidien. La précarité revient très souvent dans le fait d’envisager de quitter la profession.» Il n’empêche, qu’elles soient directes ou structurelles, toutes les violences représentent des menaces à la «sécurité des journalistes».

Pour préserver cette sécurité menacée, les journalistes mettent en place des mécanismes d’adaptation qu’on peut répartir en trois catégories, selon une typologie conceptualisée par Slavtcheva-Petkova (2023). Et chacune de ces trois stratégies ont des répercussions distinctes sur les valeurs éthiques des journalistes:

1. La résilience

Face aux violences, les journalistes peuvent faire preuve de résilience. Ils continuent alors à travailler de manière autonome, malgré les agressions. Concrètement, ils peuvent par exemple défendre des sujets impopulaires ou compter sur le soutien de leurs collègues.

La stratégie de résilience est souvent associée à une forte responsabilité sociale, en lien avec la liberté de la presse et l’intérêt général. Ces mécanismes de résistance reflètent un engagement à rester activement impliqué dans le récit, malgré les polémiques. «On pourrait être tenté de le lire d’une manière très subjectiviste, en mettant en avant la volonté de ces journalistes, comme si elles et ils pouvaient, de manière totalement libre, modifier leur posture dans le cadre de leurs pratiques professionnelles, note Lavinia Rotili. Or, la réalité est beaucoup plus nuancée. Il y a énormément de facteurs qui interviennent: l’ancienneté du journaliste, le type de média dans lequel le journaliste en question travaille.»

2. La conformité

S’ils n’adoptent pas une posture de résistance, les journalistes peuvent tenter d’atténuer les risques en adoptant des stratégies de conformité. Dans les faits, ils évitent par exemple de traiter certains sujets sensibles, s’abstiennent de donner leur avis sur des questions controversées ou retirent leur adresse email de leurs profils pour éviter d’être cyberharcelés. C’est justement suite à un raid de cyberharcèlement qu’une des personnes interrogées par Clémence Petit a recouru à une stratégie de conformité: «Pendant trois jours, c’était obsessionnel, je ne pouvais pas me détacher des réseaux. Après ça, je ne voulais plus traiter de ces sujets.»

«Le vrai risque est de glisser vers un rôle d’observateur du journaliste avec un journalisme qui soit vraiment désengagé.» – Lavinia Rotili

Problème: sur le plan déontologique, la conformité peut nuire à l’indépendance journalistique et à la recherche de la vérité, des principes fondamentaux du journalisme (art. 2 et 9 du Code de déontologie journalistique belge, art. 1 et 2 de la Déclaration des devoirs et des droits des journalistes suisse). En s’auto-censurant pour éviter des violences, les journalistes s’empêchent de travailler en toute indépendance et prennent le risque d’éclipser une partie de la vérité. Selon Lavinia Rotili, le danger de la conformité est de «glisser vers un rôle d’observateur du journaliste avec un journalisme qui soit vraiment désengagé».

Et la chercheuse précise: «Encore une fois, le risque pourrait être de l’interpréter de manière presque objectiviste, comme si le journaliste était un peu écrasé sous le poids de facteurs économiques et d’une structure beaucoup plus grande que lui. C’est une réalité, certes, mais à nuancer.» Pour la doctorante, qui mobilise l’argumentaire d’Accardo (2007), la socioanalyse du champ journalistique doit s’émanciper de la dichotomie traditionnelle entre une approche structuraliste, qui met l’accent sur les macrostructures et leurs influences déterminantes, et une approche individualiste, qui valorise les actions et décisions individuelles, sans suffisamment tenir compte des contextes structurels.

3. Évitement

Enfin, la stratégie d’adaptation la plus radicale des journalistes victimes de violences est celle de l’évitement. Dans ce cas de figure, les journalistes tentent de parer aux violences par le biais du déni ou de la résignation, en réprimant leurs émotions ou, dans certains cas, en quittant leur emploi. Pour illustrer cette mécanique d’adaptation, Clémence Petit relate le témoignage d’une personne active dans la presse écrite: «À un moment donné, nous étions en grave sous-effectif. Parfois, nous devions travailler deux, voire trois soirs par semaine, plus les week-ends. Tout le monde était épuisé. Pour ma santé mentale, j’ai dû démissionner parce que ça devenait trop difficile.»

Selon les deux chercheuses, l’évitement peut se traduire de deux manières différentes sur le plan déontologique. La minimisation ou la suppression des émotions témoignent d’un attachement à la responsabilité sociale et à l’intérêt général, alors que le départ de la profession illustre la prévalence des valeurs personnelles sur les valeurs professionnelles.

S’adapter peut être inadapté

Deux des trois stratégies d’adaptations qu’adoptent les journalistes victimes de violences mettent à mal leurs valeurs éthiques professionnelles et, plus largement, la liberté de la presse. Pour les doctorantes, cette observation fait écho à la théorie de Slavtcheva-Petkova (2023), selon laquelle certains mécanismes, bien qu’appropriés pour l’individu, peuvent être inappropriés pour sa performance. En d’autres termes, les stratégies qui permettent aux journalistes de s’adapter peuvent être inadaptées pour le journalisme.

«En rédaction, il y a vraiment des résistances et des critiques, par rapport à la logique économique, mais aussi par rapport à certaines évolutions liées notamment à l’égalité de genre.» – Clémence Petit

Autre constat: Clémentine Petit relève que les journalistes réagissent différemment à la polémique selon qu’elle survient en public ou à l’interne: «En ce qui concerne les violences en lien avec le public, on observe que les journalistes se mettent – pas forcément par choix mais souvent aussi par contrainte – dans cette position de conformité, où on essaie de ne pas prendre trop de place, de ne pas se faire trop remarquer. Là où, par contre, en rédaction, il y a beaucoup plus cet aspect de polémique.» Pour la doctorante, les journalistes sont plus prompts à recourir au mécanisme de résilience face aux tensions au sein de leur média: «Il y a vraiment des résistances et des critiques, par rapport à la logique économique, mais aussi par rapport à certaines évolutions liées notamment à l’égalité de genre.»

Quid des angles morts de cette recherche conjointe? Lavinia Rotili et Clémence Petit signalent que d’autres valeurs éthiques pourraient être prises en compte, mais aussi que le discours des journalistes sur eux-mêmes comporte des failles. Difficile en effet d’obtenir des auto-dénonciations quand il est question de manquements déontologiques. Enfin, Clémence Petit esquisse une ouverture pour de futures recherches: «On a pris le parti d’étudier plutôt les violences, mais on pourrait s’intéresser à l’autre facette, qui est comment améliorer le bien-être des journalistes.»


Références

Accardo, A. (2007). Pour une socioanalyse des pratiques journalistiques. In Accardo A. (ed). Journalistes précaires, journalistes au quotidien. (Agone, pp. 15-83).

Slavtcheva-Petkova, V., Ramaprasad, J., Springer, N., Hughes, S., Hanitzsch, T., Hamada, B., Hoxha, A., & Steindl, N. (2023). Conceptualizing Journalists’ Safety around the Globe. Digital Journalism, 11(7), 1‑19. https://doi.org/10.1080/21670811.2022.2162429


Cet article fait suite au panel «Media Controversies in which Journalists are the Targets? Rethinking the Contemporary Democratic Public Arena» qui a eu lieu lors du congrès annuel de la Société suisse des sciences de la communication et des médias (SSCM) à l’Université de Neuchâtel le 18 et 19 avril 2024.


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