Pourquoi partage-t-on des contenus mensongers ? Pourquoi les fausses nouvelles restent convaincantes, même après avoir été debunkées ? Comment explique-t-on au final leur succès, malgré tous les efforts déployés pour les combattre ? Les effets psychologiques provoqués par la désinformation permettent de répondre à ces questions. C’est ce qu’argumente Tommy Shane dans une série de trois articles publiés sur le site de First Draft, appelée « The psychology of misinformation ».
Selon l’auteur, la psychologie permet d’expliquer pourquoi nous sommes vulnérables à la désinformation, pourquoi la corriger est si difficile et comment la prévenir. Ces trois axes – vulnérabilité, correction et prévention – correspondent aux épisodes de la série et sont analysés à travers une liste de processus psychologiques.
Nombre de ces concepts, originairement issus du monde universitaire, font désormais partie du langage courant. Des expressions telles que « dissonance cognitive » ou « biais de confirmation » en sont un exemple. Or selon Tommy Shane, cela pose problème. Une fois vulgarisés, ces termes sont parfois utilisés de manière erronée ou imprécise, ce qui « peut créer de nouvelles formes de désinformation ».
Pourquoi nous sommes vulnérables
Selon Tommy Shane, notre vulnérabilité face aux fausses informations s’explique à travers plusieurs processus psychologiques, qui peuvent être regroupés en deux catégories principales, caractérisées par la simplicité et la croyance.
Lorsqu’il s’agit de réfléchir, juger ou résoudre des problèmes, on choisit généralement la manière la plus simple et directe de le faire.
Les mécanismes faisant partie du premier groupe supposent que, lorsqu’il s’agit de réfléchir, juger ou résoudre des problèmes, on choisit généralement la manière la plus simple et directe de le faire. Cette propension, qui nous transforme en « avares cognitifs » (cognitive misers), nous évite de devoir beaucoup réfléchir avant chacune de nos actions. Y compris s’interroger sur la véracité des contenus que nous trouvons en ligne.
En tant qu’avares cognitifs, nous privilégions une façon de penser automatique, qui nous demande peu d’efforts, au lieu d’un processus analytique et plus éprouvant. L’opposition entre ces deux manières de penser est appelée théorie du double processus (double process theory). Elle nous rend vulnérables à la désinformation car elle nous pousse à penser que plus une information est facile à traiter, plus elle doit être véridique. Par conséquent, « les jugements concis et faciles semblent souvent corrects même lorsqu’ils ne le sont pas », résume l’auteur.
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La facilité avec laquelle nous traitons les informations est appelée fluidité (fluency) et explique pourquoi, dans le cas des fausses nouvelles, la répétition est si efficace : elle rend les affirmations familières, plus fluides et, par conséquent, plus crédibles. Dans cette perspective, peu importe si la nouvelle en question a été debunkée ou non.
De plus, la répétition peut donner l’impression qu’une croyance est plus répandue qu’elle ne l’est, ce qui peut en augmenter la plausibilité.
Le deuxième groupe de processus psychologiques est en rapport avec nos valeurs et convictions. Celles-ci peuvent nous pousser à rejeter des informations crédibles, lorsqu’elles contredisent nos croyances (dissonance cognitive), ou à privilégier les informations qui confortent nos préjugés et nos idées reçues, indépendamment de leur véridicité (biais de confirmation).
Pourquoi la désinformation est difficile à corriger
Depuis sa naissance vers la fin du siècle passé, le fact-checking s’est donné comme mission de corriger les fausses nouvelles. Pourtant, selon Tommy Shane, cette stratégie se heurte à un problème central : « une fois que nous sommes exposés à la désinformation, il est très difficile de nous la sortir de la tête ».
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Pour comprendre pourquoi, il faut se souvenir de la théorie du double processus. La propension à réfléchir de manière automatique et rapide peut faire en sorte que nous nous souvenons d’une information, tout en oubliant qu’elle ait été corrigée. « Si vous lisez un article de fact-checking sur une vidéo manipulée qui montre un politicien ivre, vous pouvez ensuite vous rappeler que ce politicien était ivre, en oubliant la négation », explique l’auteur de la série.
Une fois que nous sommes exposés à la désinformation, il est très difficile de nous la sortir de la tête.
Le fact-checking soulève aussi d’autres problèmes, même lorsqu’il est efficace. Ceci est particulièrement le cas sur les plateformes, où un « effet de vérité implicite » (implied truth effect) peut se produire. Sur les réseaux sociaux, les informations erronées sont parfois étiquetées ; quand elles ne le sont pas, nous sommes amenés à penser qu’elles sont correctes.
Vérifier les fausses informations a aussi une autre conséquence négative, appelée « effet de vérité contaminée » (tainted truth effect) : le risque de créer une méfiance généralisée qui amène les gens à douter de tout ce qu’ils voient en ligne, y compris sur des sites fiables.
Comment prévenir la désinformation
A la lumière de tout ce qui vient d’être dit, il apparaît évident que la meilleure manière pour combattre la désinformation est la prévention. Dans la troisième partie de sa série, Tommy Shane énumère les processus psychologiques qui peuvent nous aider à renforcer notre résilience mentale.
Le premier est le scepticisme, qui nous pousse à mettre en doute les allégations non vérifiées. Ceci tendrait à confirmer que l’exposition à la désinformation dérive plutôt d’un manque de réflexion analytique.
Cette dernière est une autre ressource utile. Également connue sous le nom de délibération, elle implique une évaluation réfléchie plutôt que des jugements rapides et intuitifs.
La réflexion analytique peut être favorisée en intervenant sur l’expérience utilisateur. Autrement dit, en rendant certains processus plus difficiles grâce à des obstacles techniques, appelés « frictions ». Ainsi, il paraît par exemple que les gens sont moins susceptibles de partager des informations erronées lorsqu’on leur demande d’expliquer pourquoi ils pensent qu’un contenu est vrai.
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Il faut aussi être conscient du fait que la manipulation peut opérer à travers nos émotions, qui sont un puissant moteur d’actions sur les médias sociaux. On parle dès lors de « scepticisme émotionnel ».
Au premier abord, ces attitudes à adopter peuvent sembler assez banales. Comme le dit Tommy Shane, « ces ressources sont là, dans notre cerveau, n’attendant que d’être utilisées ». Pourtant, si l’on considère le contexte actuel, marqué par les conspirations au sujet de la pandémie, de la 5G, des masques ou du réseau Qanon, ces processus apparaissent beaucoup moins évidents.
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