Les médias amateurs, un passage nécessaire pour devenir journaliste sportif en Suisse romande ?

14 mars 2023 • Économie des médias, Formats et pratiques, Pédagogie et formation, Récent • by

Parmi les médias amateurs dédiés au sport en Suisse, Hockey Fanradio commente des matches de tous niveaux partout dans le pays. Photo : Hockey Fanradio

« Sans les médias amateurs, je ne serais même pas dans ce métier. Je serais peut-être comptable ou assistant administratif, mais pas du tout journaliste. » Ces mots forts d’un journaliste sportif genevois expriment une réalité relativement méconnue en Suisse romande : les médias amateurs constituent désormais une voie d’accès récurrente au métier de journaliste sportif. S’ils ne remplacent pas les formations officielles pour autant, ils permettent au candidat de s’exercer sur le terrain, d’obtenir de l’expérience, de tester ses choix de carrière et de se spécialiser.

Il n’existe à l’heure actuelle aucune spécialisation officiellement reconnue pour devenir journaliste sportif en Suisse romande. Ce domaine nécessite pourtant des compétences de terrain particulières et un réseau professionnel différent de celui d’un généraliste qu’il est nécessaire d’acquérir d’une façon ou d’une autre (Reporters Solidaires, 2012).

Au vu de l’étroitesse du marché romand, les places de journaliste sportif sont chères au sein des rédactions, puisqu’elles ne disposent généralement que d’une poignée de postes dédiés. Rares sont les places de stage ou de pigiste et il est souvent recommandé d’avoir déjà une expérience à mettre en avant au moment de postuler. Comment l’obtenir ? Le passage par un média amateur s’avère être l’une des solutions régulièrement choisies par les candidats. Depuis une quinzaine d’années, on retrouve ainsi au sein des salles de rédaction un nombre croissant de jeunes journalistes sportifs qui ont effectué leurs premières expériences dans des médias amateurs.

L’importance des médias amateurs pour accéder au métier de journaliste sportif a été étudiée dans le cadre d’un mémoire de Master à l’Académie du journalisme et des médias (AJM). Pour ce faire, plusieurs journalistes sportifs confirmés de médias et d’horizons variés ont été interrogés sur leur parcours biographique, afin de comprendre le rôle joué par les médias amateurs dans la construction de leur carrière professionnelle. En miroir de ces entretiens, des employeurs représentant différentes rédactions ont été questionnés sur la considération qu’ils accordent aux parcours dans les médias amateurs des candidats qui postulent chez eux. Le présent article constitue un résumé de cette recherche et de ses résultats.

 

Qu’est-ce qu’un média amateur ?

Les médias amateurs sont protéiformes, couvrent potentiellement n’importe quel sujet et utilisent tous les supports, même s’ils ont été favorisés par la démocratisation d’internet. On citera par exemple des sites web d’actualité, webradios, podcasts, chaînes YouTube ou Twitch, blogs ou encore des newsletters. Il en existe sur le sport évidemment, mais aussi sur la culture, la politique, l’actualité, la société ou encore l’économie. Certains visent le grand public, d’autres sont les porte-voix d’une diaspora ou d’une communauté, qu’elle soit religieuse, linguistique ou universitaire.

Leurs caractéristiques principales sont de proposer du contenu susceptible d’intéresser une audience dans le cadre d’une passion commune et de développer des compétences dans un domaine spécifique. La vocation journalistique et l’intérêt pour le monde médiatique occupent souvent une place centrale, mais ils ne constituent pas les seuls critères permettant de définir ce qu’est un média amateur. Le respect d’une ligne éditoriale et le sérieux de la démarche ont aussi par exemple une certaine importance.

Le monde académique s’avère être un terreau fertile pour eux, bien que le phénomène touche différents domaines de la société civile. Plusieurs médias amateurs se sont ainsi créés au sein des universités romandes ces dernières décennies sous l’impulsion d’aspirants journalistes, permettant aux intéressés non seulement d’acquérir de l’expérience, mais aussi de « tester » leur passion et leur intérêt pour s’assurer qu’ils souhaitent bel et bien poursuivre dans cette voie-ci. Fréquence Banane, Topo et Jet D’Encre figurent parmi les exemples notables qui ont lancé de nombreux futurs journalistes.

 

Les médias amateurs sportifs romands

Dans le sport également, la Suisse romande compte un large éventail de médias amateurs, où le football et le hockey sur glace occupent une place prépondérante en raison de leur popularité. Une distinction doit toutefois s’opérer entre les sites « à vocation journalistique » et les « médias de supporters », puisque seuls les premiers ont en principe accès aux espaces dédiés à la presse. Quant à ceux qui en fournissent le contenu, soit les journalistes sportifs amateurs, ils peuvent être définis comme « des personnes n’ayant aucune formation ou carte de presse leur conférant le titre de journaliste de sport, qui publient leurs analyses et commentaires sur internet » (Vanoudheusden, 2014, p. 4).

Parmi les médias amateurs sportifs romands les plus connus, il en existe un incontournable : Proxifoot, dédié au football amateur du canton de Genève et qui a servi de rampe de lancement à plusieurs journalistes sportifs actuels. D’autres sont aussi à noter en raison de leur importance régionale, tels que FootVaud, Littoral Foot, FootMag et Carton Rouge. Enfin, deux webradios amateures suivent assidument des équipes spécifiques : Global Sport et Lucarne Grenat (anciennement GE-Sports). Chapeautée par quelques journalistes ou anciens journalistes, Global Sport dispose d’une trentaine de commentateurs, en large majorité amateurs. Il s’agit ainsi du meilleur exemple d’un média sportif « Pro-Am » en Suisse romande, avec des amateurs qui peuvent collaborer avec d’anciens professionnels dans un cadre proche de ce qui existe pour une radio ordinaire.

 

Participer à un média amateur, une activité « Pro-Am »

Un amateur passionné d’un domaine peut être reconnu au même titre qu’un professionnel s’il parvient à faire ses preuves et à démontrer sa crédibilité. C’est en tout cas l’avis du sociologue Patrice Flichy, selon qui « on voit apparaître un nouveau type d’individu, le Pro-Am (pour professionnel-amateur) ». Il évoque ici un concept a été développé en 2004 par Charles Leadbeater et Paul Miller, en le résumant ainsi :

« [le Pro-Am] développe ses activités amateures selon des standards professionnels ; il souhaite, dans le cadre de loisirs actifs, solitaires ou collectifs, reconquérir des pans entiers de l’activité sociale comme les arts, la science et la politique, qui sont traditionnellement dominés par les professionnels. Nous entrons ainsi dans une société de la connaissance où chacun peut accéder aux savoirs qu’il recherche et les mettre en pratique » (Flichy, 2010, p. 8).

Si les recherches de ces différents auteurs ne concernent pas spécifiquement le journalisme, notre étude a démontré que les journalistes amateurs peuvent être considérés comme des « Pro-Ams », tant en ce qui concerne le temps consacré au média amateur que le comportement adopté au sein de celui-ci, ou même l’investissement financier. Leur qualification précise entre les « amateurs sérieux et engagés » et les « quasi-professionnels », selon la catégorisation de Leadbeather & Miller (2004, p. 23), dépend cependant à la fois de la ligne éditoriale du média concerné et de l’objectif visé par chacun.

 

Les médias amateurs, un moyen de se spécialiser et de se démarquer

Il est ressorti de notre enquête que les médias amateurs donnent la possibilité aux futurs journalistes d’intégrer le monde des médias tout en bénéficiant d’une grande liberté à la fois sur le plan éditorial et organisationnel. Cette liberté implique toutefois un certain sérieux et d’avoir le sens des responsabilités, selon une journaliste sportive jurassienne :

« Liberté, ça ne veut pas dire qu’on dit des conneries (sic) parce qu’on était très appliqués. […] en fait, on se canalise aussi de nous-mêmes, parce qu’on se rend compte de ce qui marche, ce qui ne marche pas, quand on va trop loin, quand on ne va pas assez loin… On se réécoute, il y a notre famille, nos amis proches qui nous écoutent et qui nous font des retours, et ça c’est hyper précieux ».

Les médias amateurs permettent également au candidat de se démarquer et de crédibiliser son profil en démontrant ses qualités et sa motivation, mais ne remplacent pourtant pas la formation institutionnelle, puisqu’ils se positionnent en amont de celle-ci, selon les résultats de notre étude. Les journalistes interrogés ont ainsi suivi un parcours relativement linéaire : ils ont débuté leur carrière dans les médias amateurs, puis ont suivi avec succès la formation de l’AJM ou celle du CFJM[1], avant d’obtenir un premier emploi de journaliste professionnel.

Dans le cursus de formation des journalistes sportifs, les médias amateurs permettent, à l’instar des piges ou des stages, de développer sa spécialisation, mais ils doivent aller de pair avec une formation reconnue, afin d’apprendre les techniques journalistiques, indispensables pour travailler dans un média professionnel. Les médias amateurs remplissent ainsi le vide laissé par l’absence de formation spécifique pour le journalisme sportif et le peu de stages disponibles dans un marché médiatique romand en crise. L’aspirant journaliste sportif passe donc par un double degré de formation en Suisse romande : théorique, grâce au CFJM et à l’AJM, et pratique, par le biais d’une expérience de terrain obtenue dans le cadre des piges, des stages ou des médias amateurs (de façon autodidacte et sans cadre formel dans ce dernier cas).

La carrière dans les médias amateurs est par ailleurs perçue positivement par les employeurs que nous avons interrogés. Un rédacteur en chef a par exemple indiqué que « toute expérience de près ou de loin qui contribue à se frotter à la réalité journalistique quelle qu’elle soit est précieuse, donc c’est quelque chose qu’on regarde. Il n’y a aucune attitude dépréciative, aucun snobisme ou rien de ce type-là ». Il a été appuyé par un confrère, selon qui « si on cherche à engager quelqu’un ou si quelqu’un postule, c’est une super carte de visite. […] Ça permet de se faire connaître car, dès que tu es bon, si tu fais deux-trois sujets intéressants, via Twitter, ton petit nom circule vite ». Selon notre enquête, les jeunes journalistes passés par les médias amateurs disposent de bases solides leur permettant d’être plus confiants en leurs capacités et plus polyvalents que la moyenne en début de stage, des qualités qui plaisent aux employeurs.

Malgré tout, cette expérience n’est pourtant pas valorisée par la profession, qui ne reconnaît pas le temps passé au sein des médias amateurs dans le cadre du délai d’attente pour l’obtention de la carte de presse. Il s’agit indéniablement de l’une des limites des médias amateurs : du point de vue du projet professionnel au sens strict, ils n’apportent pas de véritable plus-value, puisqu’ils n’évitent pas de passer par un stage pour obtenir la carte de presse et ne rapportent généralement pas de rémunération financière.

Il n’en demeure pas moins que les médias amateurs, qu’ils soient sportifs ou non, permettent au candidat journaliste de se spécialiser. En cela, ils sont à tout le moins devenus une voie d’accès à la spécialisation, sinon au métier de journaliste en tant que tel, dans un espace géographique où les alternatives pour ce faire ne sont pas nombreuses.


[1] L’Académie du Journalisme et des Médias de l’Université de Neuchâtel (AJM) constitue la voie académique pour devenir journaliste en Suisse romande, tandis que le Centre de Formation du Journalisme et des Médias (CFJM) forme les candidats journalistes en parallèle de leur stage pratique en rédaction.


Bibliographie

Flichy, Patrice. (2010). Le sacre de l’amateur : sociologie des passions ordinaires à l’ère numérique. Seuil.

Leadbeater, Charles & Miller, Paul. (2004). The Pro-Am Revolution: How Enthusiasts are Changing Our Society and Economy. Demos.

Reporters Solidaires. (2012). Les Sports. In Les rubriques du journalisme, (pp. 89‑99). Presses Universitaires de Grenoble.

Vanhoudheusden, Romain. (2014). Internet comme lieu de renouvellement de la tradition. French Journal For Media Research, 2, (pp. 1‑13).


Cet article est publié sous licence Creative Commons (CC BY-ND 4.0). Il peut être republié à condition que l’emplacement original (fr.ejo.ch) et les auteurs soient clairement mentionnés, mais le contenu ne peut pas être modifié.

Cet article est tiré du mémoire de fin de Master de Bastien Trottet, ancien étudiant à l’Académie du journalisme et des médias de l’Université de Neuchâtel.

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