La production de l’information peut-elle se défaire de son sexisme ?

3 juillet 2018 • Formats et pratiques, Récent • by

Les constats sur les inégalités entre femmes et hommes dans le monde de l’information se répètent (voir la récente étude du réseau EJO). Si adresser les origines profondes des inégalités et du sexisme est un travail de longue haleine, on peut observer un certain nombre de mobilisations émanant de groupements de journalistes et d’initiatives de rédactions. Pamela Morinière propose ici un survol de quelques outils et pratiques qui ont vu le jour dans cette optique, en particulier ceux issus des pays francophones.

«Nous ne supportons plus les clichés sexistes qui s’étalent sur les unes». Ce ras-le-bol exprimé par le collectif Prenons la une dans un manifeste publié dans Libération en 2014, résume l’état d’esprit qui anime depuis plusieurs années différentes associations, syndicats et médias de pays francophones. Tous dénoncent l’absence de femmes dans les sujets d’actualité, et le peu de sujets les mentionnant en tant qu’expertes.

Des réactions qui se heurtent à des routines journalistiques fortement ancrées et à un défaut de volonté de changement à la tête des médias.

Comme le montre cet article, il existe une variété d’efforts pour sensibiliser, convaincre, changer le narratif et instaurer une culture de l’égalité dans les rédactions. Ces initiatives concernent principalement quatre niveaux : la proportion de femmes dont parlent les médias, la valeur qui leur est donnée (expertes ou victimes?), la proportion de femmes qui signent des articles, et la présence de femmes à tous les niveaux décisionnels dans les entreprises de presse.

Des chiffres qui interpellent

Les résultats du Projet mondial de monitorage des médias (GMMP), un rapport mondial analysant tous les 5 ans la place des femmes dans l’information, ont joué un rôle essentiel depuis sa création en 1995, en pointant l’invisibilité des femmes dans le contenu des nouvelles. Elles ne représentaient que 24% des personnes vues, lues ou entendues en 2015, soit aucune amélioration depuis le dernier recensement en 2010. Dans les 114 pays étudiés, les femmes apparaissent rarement comme expertes (19%) et davantage comme témoins relatant une expérience personnelle (38%). Enfin, peu de reportages reconnaissent la participation des femmes sur le plan économique : à l’échelle mondiale, elles occupent 40% des emplois rémunérés, alors qu’elles ne représentent que 20% de l’ensemble des effectifs du marché du travail apparaissant dans les nouvelles selon le dernier GMMP.

Appliqué aux pays européens francophones, le constat est tout aussi interpellant. En Belgique francophone, le GMMP 2015 recense 21% de femmes dans la couverture médiatique, 24% pour la France et 25% pour la Suisse.

Ces résultats, auxquels s’ajoutent ceux issus d’études nationales ou d’initiatives d’organisations de médias, sont à l’origine d’une série d’actions menées par des groupes de pression, mais aussi des journalistes, des médias et des associations professionnelles.

Une mobilisation réelle

En France, le site d’information Les Nouvelles NEWS est l’un des médias pionniers en matière de traitement non genré de l’information. Lancé par la journaliste Isabelle Germain en 2009, en réponse au désintérêt des rédactions pour les sujets traitant de l’égalité, ce «magazine d’information générale avec un regard féministe» expose notamment les pratiques misogynes dans les médias, le sexisme quotidien en France et ailleurs, mais également les avancées législatives et progrès vers l’égalité à travers le monde.

Le collectif des journalistes françaises de Prenons la une, devenu association en janvier 2018, s’est lancé dans la bataille en 2014 à la suite d’un double constat posé par sa cofondatrice Claire Alet : l’absence d’expertes dans les sujets d’actualité, et l’envie de créer un réseau de femmes journalistes, tel qu’ils existent dans d’autres secteurs professionnels.

Prenons la une publie en 2014 un manifeste signé par plus de 800 journalistes dans lequel ils et elles s’engagent «à pointer, au quotidien, les propos et stéréotypes sexistes dans les médias et à dénoncer les inégalités» appelant également leurs collègues «à veiller dans leur travail quotidien à une juste représentation de la société». Depuis, l’association a publié des recommandations sur le traitement médiatique de la violence envers les femmes et dernièrement un petit manuel de rébellion à l’usage des femmes dans les rédactions. Dans son arsenal, l’association utilise notamment les réseaux sociaux pour dénoncer les attitudes sexistes dans les médias, un plateau TV trop masculin, l’emploi d’un langage inapproprié dans la presse ou encore la couverture sexiste de certains sujets.

C’est en participant au GMMP 2010 que la branche francophone de l’Association des journalistes professionnels de Belgique (AJP) s’est également fixé comme objectif de renverser les résultats médiocres du monitorage dans les médias francophones. L’association est même allée plus loin : «Le GMMP est un excellent outil au niveau mondial. Mais l’analyse qualitative est sujette à des interprétations différentes selon les pays», explique Martine Simonis, secrétaire générale de l’Association des journalistes professionnels (AJP). L’association a donc lancé ses propres baromètres sur la place des femmes dans l’information en presse quotidienne. Associés aux résultats des études menées par le CSA belge dans l’audiovisuel, ils permettent aux deux organisations d’aller à la rencontre des rédactions et des étudiants en journalisme et d’effectuer un véritable travail de sensibilisation.

En Suisse, c’est «une présentation des résultats du GMMP de 2010 qui a motivé les syndicats de journalistes Impressum, le Syndicat suisse des mass médias (SSM) et Syndicom à réagir», se rappelle Dominique Diserens, secrétaire centrale d’Impressum. Lancé en 2014 à l’intention des rédactions, le Guide de rédaction non sexiste rédigé par les trois syndicats pointe notamment la sous-représentation des femmes, mais aussi les discriminations qualitatives qui «nient la compétence» des femmes, et encourage l’usage d’un langage épicène. «On se heurte à l’opposition des journalistes qui n’aiment pas qu’on critique leur travail» regrette néanmoins Valérie Perrin du SSM. Une nouvelle mouture du guide serait en préparation.

Des bases de données incontournables

«Ce qui fonctionne le mieux, c’est qu’un·e journaliste ait un carnet d’adresses paritaire», rappelle Claire Alet de Prenons la une. Toutes les initiatives s’accordent en effet sur une exigence essentielle : l’instauration de bases de données d’expertes afin de les rendre visibles, mais aussi de renforcer le carnet d’adresse des journalistes, lutter contre une certaine routine professionnelle et le recours systématique aux mêmes sources (essentiellement masculines).

Il s’agit donc de donner aux expertes la place qui devrait être la leur dans l’information compte tenu de leurs compétences.

Certaines bases de données ont été lancées directement par les médias. C’est le cas du journal suisse Le Temps dont la base de données est librement accessible depuis mars 2017. L’initiative répondait d’abord à un déficit d’expertes féminines dans les débats organisés par le journal. «Nous avons mis en commun nos propres adresses, puis la base s’est progressivement alimentée d’elle-même», explique la journaliste Mathilde Farine, à l’initiative du projet. Le journal a également fait son introspection à l’occasion de la Journée du droit des femmes le 8 mars 2017 en s’interrogeant sur le nombre limité de plumes féminines dans ses pages Débats et Opinions depuis 1998 (27%), puis a lancé entre avril et mai 2018 une série d’articles traitant de l’égalité femmes-hommes et des solutions existantes.

Lancée en 2012 dans sa version papier par la journaliste Marie-Françoise Colombani et l’ancienne diplomate afghane Chekeba Hachemi, la base de données expertes.fr recense aujourd’hui plus de 3700 membres francophones réparties selon les critères «métier», «recherche» et «société civile». Désormais disponible en ligne et soutenue par France Télévisions et Radio France, elle met chaque semaine en exergue des expertes en lien avec l’actualité du moment.

«Plus il y aura d’expertes, plus elles deviendront des modèles inspirants qui vont permettre de valoriser les femmes dans l’information», précise Martine Simonis. La base de données expertalia.be lancée par l’AJP recense plus de 400 expert·es issu·es de la diversité, dont une majorité de femmes. «Les résultats de nos études étaient aussi dramatiques sur la diversité d’origine que sur l’égalité femmes-hommes, nous avons décidé de répondre aux deux problèmes», précise-t-elle. L’AJP met en avant régulièrement certains profils en fonction de thématiques et s’est associée avec la RTBF, la télévision publique francophone, pour promouvoir son utilisation dans la rédaction et offrir des coachings gratuits de prise de parole dans les médias aux expertes qui le souhaitent.

Un «après Weinstein»

L’effet retentissant de l’affaire Weinstein, révélée dans les pages du New York Times le 5 octobre 2017 et du New Yorker quelques jours plus tard, a largement contribué à libérer la parole des victimes d’agressions sexuelles et à initier une réflexion sur les pratiques journalistiques et le traitement médiatique des questions d’égalité.

Christophe Berti, rédacteur en chef du quotidien belge Le Soir évoquait dans une conférence organisée par l’AJP «l’effet moteur» du scandale. «Nous avons sorti une affaire similaire concernant le responsable d’un théâtre bruxellois», explique-t-il. Le journal a par ailleurs intensifié sa couverture des thèmes de société tels que le féminisme ou l’égalité femmes-hommes et désigné des journalistes spécialisés dans les questions d’égalité.

«Depuis #metoo, tout ce qu’on a pu dire avant résonne encore plus fort, se réjouit Martine Simonis. Beaucoup de rédactions se posent des questions et cela nous aide, notamment dans le traitement de sujets de société et leur incidence sur le genre, tels que les questions sécuritaires». L’AJP a publié en avril 2018 une étude sur le traitement médiatique de la violence dans la presse francophone ainsi que des recommandations à l’intention des rédactions, transmises depuis au Conseil de déontologie.

«C’est l’ensemble des initiatives et l’actualité [autour de l’affaire Weinstein] qui ont fait bouger les choses», résume Arnaud Bihel, journaliste aux Nouvelles NEWS.

L’engagement des rédactions reste balbutiant

Pourtant, la bataille est loin d’être gagnée. L’étude collective du réseau EJO sur la presse écrite et en ligne publiée en mai 2018 et couvrant 11 pays européens montre que près de la moitié (43%) des photos publiées représentaient uniquement des hommes, contre 15% de femmes.

L’étude illustre un engagement encore limité des rédactions et des entreprises de médias vers davantage d’égalité dans les contenus comme dans la profession. Cette absence de volonté à instaurer une réelle culture de l’égalité dans les rédactions a récemment été dénoncée dans un appel signé par un groupe de professionnels et publié sur le site EJO anglophone.

Une culture de l’égalité passe également par l’instauration d’une égalité professionnelle. La journaliste engagée Isabelle Germain insiste sur l’importance de recruter aux postes décisionnels des personnes très sensibilisées sur ces questions tout en faisant preuve d’«une vigilance de tous les instants».

Les médias restent dans leur grande majorité dirigés par des hommes. Une étude publiée en février 2018 par Nordicom, le centre de recherche sur les médias de l’université de Göteborg en Suède, indique que parmi les 100 plus grands groupes de médias dans le monde, 80% des dirigeants – et 94% des PDG – sont des hommes.

Dans les rédactions, mentalités et pratiques évoluent lentement. «Il y a encore des erreurs, des maladresses. Une fellation forcée est un viol, mais n’est pas encore systématiquement présentée comme telle», rappelle Claire Alet, précisant qu’ «il s’agit d’instaurer un degré suffisant de volonté de changement» dans la profession.

Prenons la une a publié en mars 2013 une étude illustrant l’omniprésence des hommes dans les tranches matinales des six radios nationales les plus écoutées de France. Résultats : «aucune femme aux manettes de la tranche 7h-9h en semaine dans les radios nationales, une majorité d’hommes tous postes confondus, deux fois plus d’hommes que de femmes à tenir une chronique régulière et une distribution “genrée” des sujets.»

On peut toutefois relever qu’en Suisse, une femme (Romaine Morard) a repris récemment la matinale de la radio publique La Première.

La désignation d’un·e responsable égalité dans les rédactions peut contribuer à faire évoluer les mentalités. France Télévisions et la RTBF ont chacune nommé des responsables diversité et égalité à cet effet. Safia Kessas, qui occupe ce poste à la RTBF, décrit son rôle comme celui d’une «lanceuse d’alerte» pointant les déséquilibres des sources dans les sujets traités et orientant ses collègues vers de nouveaux profils d’experte·s. Elle insiste sur le volet «objectivation» de son poste qui inclut la mise en place de baromètres internes selon une méthodologie propre à la chaine et une sensibilisation des rédactions par le biais d’ateliers et de débats sur les contenus de l’information.

Autre source d’inspiration, la création d’un poste d’ «éditorialiste genre» tel qu’il existe désormais au New York Times ou à El País séduit, car elle vise à instaurer une vision plus transversale de l’égalité femmes-hommes, qui s’appliquerait à tout sujet traité. Ainsi l’éditorialiste vérifierait que tout sujet comporte une perspective «genre», quel qu’en soit le thème.

Enfin, la formation professionnelle reste incontournable, notamment celle des futures générations de journalistes. À notre connaissance, très peu d’écoles en journalisme proposent une réelle sensibilisation aux questions d’égalité et à la lutte contre les stéréotypes sexistes, malgré l’exigence des codes et chartes de déontologie de «ne pas discriminer en fonction du sexe».

Certains médias réussissent à rendre visibles leurs initiatives et à mesurer les progrès accomplis, en publiant par exemple des baromètres sur la représentation des femmes. Et avec les outils existants, dénicher la bonne experte prendrait «15 minutes par article» précise Mathilde Farine dans les colonnes du Temps. En dépit de la multiplication des constats d’inégalité et de l’éclosion de pistes de solutions, on est toutefois encore loin d’une introspection généralisée des médias sur leurs propres pratiques.

Cet article est publié sous licence Creative Commons (CC BY-ND 4.0). Il peut être republié à condition que l’auteure et EJO soient clairement mentionnés avec un lien vers l’article original, mais le contenu ne peut pas être modifié.

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2 Responses to La production de l’information peut-elle se défaire de son sexisme ?

  1. Clafv dit :

    Excellent article – je vous signale l’existence de l’association Décadrée (decadree.com) (un autre regard sur l’actualité) qui oeuvre non seulement à la dénonciation des dérives sexistes dans la presse, mais donne également des cours aux journalistes dans le cadre de leur formation.

  2. David Gerber dit :

    Bonjour, merci pour le complément! J’en prends note et transfère l’info à l’auteure.

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