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Entre fermetures, fusions et délocalisations, la presse suisse romande connaît des bouleversements et des réductions de personnel. De l’Ancien Régime à nos jours, l’historien Alain Clavien en a retracé les étapes-clé dans un livre. Un travail qui permet d’éclairer les logiques à l’œuvre depuis quelques décennies, y compris au-delà des spécificités régionales.
En juillet 2018, une page de l’histoire de la presse romande s’est tournée avec la disparition de la version papier du Matin. Une décision prise par l’éditeur Tamedia, qui a procédé au passage à plusieurs dizaines de licenciements. En 2016, c’est la Tribune de Genève et le 24 Heures qui avaient subi des coupes décidées par l’entreprise zurichoise, avec plus de vingt postes supprimés. Depuis janvier dernier, ces mêmes titres, rassemblés à Lausanne avec le Matin dimanche, sont alimentés en grande partie par une seule et même rédaction, la nouvelle rédaction T. Ce n’est pas tout. Il y a quelques mois, l’agence de publicité Publicitas annonçait sa faillite, peu après que L’Express et L’Impartial, du côté de Neuchâtel cette fois, ont définitivement fusionné sous le titre ArcInfo. Ringier, l’autre grand éditeur présent en Suisse romande, n’échappe pas à la crise puisqu’il a cessé la publication de l’Hebdo en 2016 et que son quotidien Le Temps a aussi subi une vague importante de licenciements. Comment en est-on arrivé là?
Une prise de recul historique permet d’éclairer les turbulences médiatiques d’aujourd’hui. Ces décisions s’inscrivent dans un contexte historique plus large que détaille «La Presse romande», ouvrage de l’historien Alain Clavien paru aux éditions Antipodes en 2017. En s’intéressant au passé proche et lointain des journaux romands, il s’attèle à décrire les logiques ayant conduit à la crise de la presse telle qu’on la connaît aujourd’hui en Suisse romande. Il montre aussi que l’actuelle «financiarisation» des médias ne s’est implantée que récemment et que la presse écrite a connu par le passé d’autres paradigmes économiques et éditoriaux.
Dans «La Presse romande», Alain Clavien s’intéresse tant aux pressions politiques que technologiques ou économiques qui ont influencé le développement des médias romands au cours du temps. A partir de l’exemple d’une zone géographique restreinte, son livre permet en réalité d’éclairer l’évolution générale de la presse occidentale. «L’histoire de la presse en Suisse romande est révélatrice de logiques qui se retrouvent à l’œuvre dans de nombreux pays européens», écrit-il en introduction.
Ancien régime : un travail d’appoint
Construit selon une structure chronologique, «La Presse romande» s’ouvre sur la période de l’Ancien régime, quand les journaux sont encore divisés en trois groupes distincts: les feuilles d’avis, les journaux littéraires et savants et les gazettes de nouvelles.
Les premières sont les plus répandues, car les plus rentables et les moins difficiles à produire. A cette époque, la plupart des titres sont couplés à un bureau d’avis, siège de l’administration du journal et lieu de stockage des objets proposés à la vente. Les journaux constituent alors un «travail d’appoint» pour les imprimeurs, afin de «garantir à leur presse une tâche régulière», explique Alain Clavien.
Une forte censure préalable est alors appliquée par les autorités. Ces dernières attribuent des «privilèges» à certains titres, «c’est-à-dire l’autorisation exclusive pour toute une partie du territoire concerné, pour une durée de temps déterminé».
Néanmoins, cette première presse joue, selon Alain Clavien, un rôle important sur les mentalités de l’époque. Elle s’adresse en effet à un public plus large que les seuls lecteurs de livres et permet ainsi d’ouvrir un espace pour les «débats d’utilité publique». Cette période marque, en somme, l’entrée dans l’ère des médias de masse.
Deux cents journaux entre 1830 et 1870
Une autre étape importante de l’histoire des médias romands va se jouer lors de l’intervention des révolutionnaires Français en 1798, car ces derniers introduisent en Suisse la notion de liberté de la presse. Confrontée à de nombreuses réticences, cette liberté nouvelle s’implantera définitivement dans les cantons «régénérés» en 1830, puis sera ancrée dans la constitution helvétique de 1848.
La censure d’Ancien régime vaincue, la Suisse romande se retrouve «submergée par un flot ininterrompu de nouveaux titres». Plus de 200 apparaissent entre 1830 et 1870. La plupart d’entre eux «subsistent à peine une année», car, à l’époque, un journal sert d’arme politique avant tout. «L’objectif une fois atteint ou devenu hors de portée, les ambitions réalisées ou définitivement déçues, il perd tout son sens». Les entreprises médiatiques n’ont donc pas toujours été dirigées selon une volonté de profit économique mais ont, au départ, servi avant tout à transmettre des opinions. Entre 1870 et aujourd’hui, la situation va cependant complètement s’inverser.
Dans les années 1850 naissent les premiers quotidiens, répondant à un intérêt grandissant du public pour la lecture de la presse et stimulés par l’apparition du télégraphe, «qui accélère la vitesse de circulation des nouvelles». Ces publications quotidiennes exigent un autre type de relation entre l’éditeur et l’imprimeur, qui doit organiser toute l’activité de sa maison autour de l’impression du journal. L’imprimeur exige certaines garanties. C’est pourquoi tout lancement d’un quotidien s’accompagne de la création d’une société «dans laquelle l’imprimeur et l’éditeur sont partie prenante (…) Avec cette formule, le journal politique entre peu à peu dans la sphère économique et marchande». Ce sont les premiers pas vers la culture médiatique telle qu’on l’a connaît aujourd’hui.
1870-1910 : Premier âge d’or de la presse romande
Les étapes suivantes ont lieu dans les années 1870-1910, lorsque la presse écrite connaît son «premier âge d’or». Si de nouveaux titres politiques continuent de fleurir en grand nombre, ils commencent à proposer à leurs lecteurs et partisans «un espace payant pour insérer des petites annonces, une manière de soutenir la cause». Concurrencées sur leur terrain, les feuilles d’avis réagissent en injectant du contenu rédactionnel dans leurs pages.
La frontière entre journaux politiques et feuilles d’avis se fait dès lors de plus en plus ténue, si bien qu’à la fin des années 1870, «une morphologie commune s’impose». La majorité des titres mêlent alors annonces, publicités et information. Se concrétise ainsi le modèle dit de «double marché», où le journal est financé à la fois par les lecteurs et par les annonceurs. Un modèle qui restera en vigueur jusqu’à aujourd’hui, en Suisse romande mais également ailleurs en Europe.
Ces modifications économiques donnent naissance à de nouveaux acteurs, qui joueront un rôle crucial à l’avenir: les agences de presse et les entreprises d’affermage de publicités, dont la première, Hassenstein & Vogler, est créée en 1858. Elle prendra le nom de Publicitas en 1916.
La fin du XIXe siècle est également marquée par l’apparition de journaux se voulant neutres politiquement, par exemple La Tribune de Genève. Elle est créée en 1879 par un Américain, James Bates, qui s’inspire de journaux apparus aux États-Unis. D’autres éditeurs suivront l’exemple genevois. C’est ainsi que naissent l’Impartial, l’Express ou encore La Tribune de Lausanne. Si le public en raffole, cette nouvelle presse «neutre» «souffre encore d’une très faible légitimité au niveau professionnel ». Pour beaucoup, la presse se doit d’être un «acteur du débat politique».
1910-1960 : Montée de la presse d’information
La première guerre mondiale va toutefois venir bouleverser cette hiérarchie. Elle génère une «accélération du rythme de l’information». Désormais, le public veut être informé rapidement sur ce qu’il se passe au front. La presse «neutre» voit alors ses tirages augmenter, alors que «plusieurs titres politiques connaissent des difficultés». On assiste alors à une forme «d’inquiétude existentielle» au sein de la presse politique, qui se sent condamnée.
Après la guerre et durant toute la période entre 1918 et 1960, le paysage médiatique se fige dans une forme de «conservatisme paresseux», peu enclin aux changements. Il se compose alors de petites «unités de production» réunissant un éditeur et un imprimeur. Une exception toutefois: les IRL (Société de la Feuille d’avis de Lausanne et des Imprimeries réunies). Créées en 1907, elles impriment plusieurs quotidiens vaudois, des hebdomadaires et des mensuels. Il s’agit du premier trust médiatique de Suisse romande. En 1923, Samuel Payot et Jacques Lamunière fondent la Holding Lousonna, qui acquiert les IRL. Cette nouvelle holding, ancêtre d’Edipresse, va prendre de l’ampleur par la suite et profondément marquer l’histoire de la presse romande.
1960-1980 : Premier déclin
Après avoir vécu une sorte d’immobilisme pendant près de 40 ans, la presse romande doit affronter une première crise dans les années 1960. Pour la première fois depuis 1830, elle n’est plus en expansion mais, au contraire, se contracte. Les disparitions et fusions de titres ne sont plus «compensées par l’apparition de nouveaux titres». Les médias audiovisuels, la radio et la télévision, deviennent «une concurrence sérieuse pour la presse». La presse romande se voit contrainte de se renouveler. Sous l’influence de son nouveau directeur, Marc Lamunière, la Holding Lousonna refaçonne ses titres. Dans les années 1970, la Feuille d’Avis de Lausanne devient 24 Heures, alors que La Tribune de Lausanne prend le nom de La Tribune-Le Matin.
Alain Clavien qualifie les années 1960-1980 «d’eldorado publicitaire». Comme les effectifs rédactionnels «explosent» en raison de la masse toujours plus importante d’informations à traiter, les éditeurs doivent trouver plus d’argent. Et, pour ne pas devoir trop augmenter le prix de leurs journaux, ils «choisissent de financer cette augmentation des dépenses par la publicité». Cette dernière représente, à la fin des années 1970, 75% à 80% des recettes d’un journal, contre 30% au début du siècle.
De son côté, la presse politique disparaît progressivement, en raison notamment d’une «prise de distance des citoyens face au système politique» et d’une «individualisation de plus en plus marquée». Selon Alain Clavien, les citoyens veulent désormais pouvoir se faire leur propre opinion, sur la base de «renseignements que doit lui fournir une presse ‘objective’». Apparaît aussi l’idée selon laquelle la presse doit jouer le rôle du «quatrième pouvoir».
Ces logiques de concentration et de fusion, ce poids toujours plus important accordé à la publicité et cette recherche nouvelle d’une «objectivité» journalistique vont façonner la culture médiatique romande – et européenne en général – jusque dans les années 2000. Il faudra attendre l’avènement d’internet pour venir ébranler cette configuration.
1980-2000 : Naissance et expansion d’Edipresse
Depuis les années 1980, donc, la logique de concentration est en marche, et touche tous les secteurs de la presse. En 1982, Lousonna est «dépecée». La famille Lamunière rachète les Imprimeries réunies et leurs deux titres, 24 Heures et La Tribune le Matin, réunis dans une nouvelle société appelée Edipresse. En 1984, La Tribune le Matin devient Le Matin. En 1991, Edipresse rachète La Tribune de Genève à Publicitas. Bien qu’alertée, la «Commission fédérale des cartels n’y voit rien à redire».
L’éditeur lance aussi Le Nouveau quotidien, qui propose un journalisme impertinent et populaire, totalement différent de son concurrent direct, le Journal de Genève, sérieux et grave. S’engage alors un véritable duel qui va se terminer en 1998 par la fusion des deux journaux sous un même titre : Le Temps. C’est ainsi que deux titres phares pour la presse romande actuelle, Le Matin et Le Temps ont vu le jour.
En parallèle, Edipresse commence à investir dans les médias étrangers en Espagne, en Pologne et en Roumanie. «Dans le même temps que ses confrères alémaniques Tamedia ou Ringier, la holding lausannoise est ainsi entrée dans le club des grandes entreprises médiatiques européennes», indique l’auteur.
De leur côté, les imprimeurs font face non seulement à la récession et à une surcapacité de production, mais aussi à une demande toujours plus forte des annonceurs pour des pages en couleurs. Incapables d’investir dans des installations plus modernes, «plusieurs imprimeries disparaissent» et certains titres de journaux doivent délocaliser leur impression. Le modèle des petites unités de production, alliant un éditeur et un imprimeur, n’est plus d’actualité.
2000-2015 : La crise d’internet
Ces logiques de concentration vont encore s’accélérer au tournant du siècle, avec la diffusion d’internet. Cette technologie va changer tant les habitudes des lecteurs que des annonceurs, qui quittent les pages des journaux. Les recettes publicitaires de la presse écrite passent de 2’886 millions de francs en 2001 à 978 millions de francs en 2014. Alain Clavien relève que les grands groupes médiatiques «ont largement contribué à ce mouvement», en créant des journaux gratuits financés par la publicité et en exploitant des sites en ligne de petites annonces, qui délaissent dès lors la presse papier.
Confrontés à ces baisses de recettes, la majeure partie des titres de Suisse romande sont revendus et «passent en main de groupes français ou alémaniques pour qui le journal n’est qu’un produit parmi d’autres et pas le plus rentable». La Côte, L’Express/L’Impartial et Le Nouvelliste sont rachetés par le groupe français Philippe Hersant. L’éditeur Edipresse décide, en mars 2009, de céder ses activités suisses à Tamedia pour se concentrer sur ses activités à l’étranger. Ringier rachète, de son côté, les parts qu’Edipresse a dans Le Temps. Chaque éditeur supprime ou fusionne des titres. Ainsi, le nombre de quotidiens payants passe de 18 en 1990 à 11 en 2015.
Les grands éditeurs, Ringier, Tamedia ou Hersant, sont les derniers à pouvoir encore investir dans des centres d’impressions hypermodernes. Les plus petits ne peuvent pas se permettre de renouveler leurs installations et doivent sous-traiter. C’est ainsi que le Journal du Jura, La Liberté, La Côte et l’Express/L’impartial finissent tous par être imprimés par Tamedia. Pour Alain Clavien, cette politique de concentration «a conduit à une véritable désindustrialisation et à la perte de savoir-faire qui l’accompagne».
Durant ces années-là, selon l’historien, la presse entre dans une logique de «financiarisation» qui impose «des rendements de l’ordre de 15%». Cette logique conduit à plusieurs licenciements, tant chez Tamedia que chez Ringier. En raison de la réduction des effectifs, les journalistes ont toujours plus de tâches à effectuer et le temps manque pour les sujets approfondis. Pour Alain Clavien, la profession est aujourd’hui soumise à de véritables doutes existentiels. Comme l’avait été, au fond, la presse politique au début du XXe siècle.
Épilogue
Depuis la sortie de l’ouvrage d’Alain Clavien en septembre 2017, la crise actuelle s’est creusée avec la fusion de L’Express et de L’Impartial, la centralisation des rédactions Tamedia et l’abandon de la version papier du Matin, journal suprarégional le plus lu de Suisse romande.
D’autres évènements, plus récents encore, viennent ébranler un peu plus le paysage médiatique romand. En avril dernier, l’agence de publicité Publicitas, qui travaillait depuis 125 ans comme intermédiaire entre les annonceurs et les éditeurs, a dû mettre la clé sous la porte. Confrontés à une diminution drastique de la publicité dans la presse, plusieurs grands éditeurs avaient commencé, depuis les années 2000, à traiter directement avec les annonceurs plutôt que de mandater Publicitas. Lâchée par ses principaux clients, Tamedia, Ringier Axel Springer, Admeira, NZZ et AZ Medien, elle n’a pas résisté au choc.
Au même moment, toujours en avril 2018, Tamedia annonçait avoir racheté la Basler Zeitung à la société Zeitungshaus. Cette prise de contrôle est toutefois encore soumise à l’aval de la Commission de la concurrence (Comco), qui «soupçonne cette opération de pouvoir générer ou renforcer une position dominante de l’éditeur zurichois diversifié sur différents marchés».
Face aux phénomènes de concentration et au poids toujours grandissant de Tamedia et Ringier Axel Springer, certains éditeurs ont toutefois décidé de regagner une part d’indépendance. C’est ce qu’a fait ESH Médias, aux mains du groupe français Hersant, qui a annoncé vouloir investir plusieurs dizaines de millions de francs dans un nouveau centre d’impression à Monthey, en Valais. Avec cette installation, qui devrait être opérationnelle dès janvier 2019, ESH Médias pourra cesser de sous-traiter l’impression de plusieurs de ses titres à Tamedia. Et même venir concurrencer l’éditeur zurichois sur le marché de l’impression.
Cet article est publié sous licence Creative Commons (CC BY-ND 4.0). Il peut être republié à condition que l’auteur et le site fr.ejo.ch soient clairement mentionnés avec un lien vers l’article original, mais le contenu ne peut pas être modifié.
Crédit photo: Sylvie Bazzanella (notrehistoire.ch)
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Tags: concentration, crise, Edipresse, histoire, Le Matin, modèle d'affaires, publicité, Ringier, suisse, suisse romande, Tamedia