Obsession du « fact-checking » : et si les médias combattaient mal les fake news…

19 février 2019 • Déontologie et qualité, Récent • by

« La fake news semble être devenu un virus tellement contagieux qu’un cordon sanitaire médiatique doive être établi tout autour, quitte à balayer au passage toute affirmation ou opinion paraissant aller dans le sens de la rumeur »                               Crédit photo: Pexels

Alors que les « fake news », ou « infox », gangrènent Internet, les médias sont tels Sisyphe de plus en plus nombreux à pousser péniblement leur rocher du « fact-checking » en haut de la colline de la vérité, avant que celui-ci ne redégringole encore et encore. Et s’ils faisaient tout simplement fausse route ?

Cet article a été initialement publié sur le site de Marianne

La scène se produit dans l’émission C Politique, le dimanche 27 janvier sur France 5. Eric Vuillard, prix Goncourt 2017, est invité pour parler de son nouveau livre, La Guerre des Pauvres, qui fait écho à la crise des gilets jaunes. En plateau, l’écrivain aborde la profonde défiance que manifestent les citoyens à l’égard des médias, en évoquant le cas d’une rumeur récente : celle affirmant que le traité d’Aix-La-Chapelle, signé quelques jours plus tôt par Angela Merkel et Emmanuel Macron, allait conduire à la cession à l’Allemagne de l’Alsace et de la Lorraine. « La nature de la rumeur est grotesque », souligne-t-il en préambule, avant d’analyser : « Ce qui est problématique, c’est qu’on en n’ait pas entendu parler avant. (…) Les gens ont envie de s’emparer de leur destin, de leur histoire et pour ça, il faudrait qu’ils soient a minima informés !« . L’un des journalistes autour de la table l’interrompt en lui faisant remarquer que bien qu’il soit « aride », « le traité était présent sur Internet ». Vuillard persiste : « Je suis quelqu’un d’honorablement informé, si moi je n’en ai pas entendu parler…« . Un échange qui illustre la difficulté récurrente chez nombre de journalistes à faire l’examen de conscience de la presse. Refusant tout net d’accepter l’idée que la prolifération des rumeurs et leur persistance puisse aussi être liée à leur manière de traiter – ou non – des sujets.

Cela fait pourtant maintenant plus de dix ans que les premiers services dédiés de « fact-checking » (LibéDésintox et Les Décodeurs) sont apparus dans les journaux français. Ils se sont depuis multipliés : l’AFP Factuel pour l’Agence France presse, Fake Off pour 20 Minutes, Le Vrai du faux pour Franceinfo… En février 2018, un article du blog de France Télévisions Méta Média notait que le nombre de projets de fact-checking avait triplé en quatre ans dans le monde. Même les rédactions qui n’ont pas de service consacré se piquent régulièrement d’articles de « vérification des faits ». Et malgré tout, l’actualité ne semble avoir jamais été autant inondée de fausses informations, ces fameuses « fake news », ou « infox ».

Quand les médias font gonfler la fake news

Ce paradoxe s’explique évidemment, en premier lieu, par la multiplication des fausses nouvelles, favorisée par la communication horizontale des réseaux sociaux. « La guerre informationnelle a commencé et les médias en ont déjà perdu la première bataille », diagnostique pour Marianne Séraphin Alava, professeur de sciences de l’éducation à l’Université de Toulouse-Jean-Jaurès et expert à l’Unesco, qui résume en ces termes le rapport de forces en place : « Tout journaliste est bien moins influent sur Internet qu’une armée déterminée de trolls ». Isolé dans sa bulle, un internaute lambda peut ainsi fort bien ne jamais voir passer les articles de vérification des faits réalisés par les rédactions. Et si, par chance, l’information parvient à atteindre les lecteurs visés, il n’est même pas sûr qu’elle ait sur eux l’effet escompté : « Le fact-checking ne sert aujourd’hui qu’à renforcer les connaissances de ceux qui savent déjà, observe Séraphin Alava. Ceux qui ne sont pas au courant de l’information où épousent des thèses complotistes y sont imperméables ».

Pire, les articles de « fact-checking » produisent parfois l’inverse de l’effet escompté… « Ils instillent le doute dans l’esprit du lecteur », développe le spécialiste, le sceptique se posant alors la question : « Pourquoi est-ce que ces journalistes se sentent-ils obligés de vérifier cette information ? Que cachent-ils ?« . Ce faisant, comme par un effet Streisand, les articles censés tuer dans l’œuf une fake news démultiplient dans le même temps sa portée, ce qui est d’ailleurs parfois l’effet recherché par ses initiateurs. « De nombreux agent de désinformation considèrent la couverture (d’une fake news) par les médias mainstream comme un objectif ultime, écrit Claire Wardle, à la tête de l’association de lutte contre la désinformation First Draft. Avoir leur canular ou leur rumeur fabriquée présentée et amplifiée par une organisation de presse influente est considéré comme une victoire sérieuse, même si elle y est dénoncée ». L’effet est d’autant plus réussi quand la rumeur n’est pas relayée par un, mais par « le système » de plusieurs médias.

L’exemple parfait de la presse comme chambre d’écho démultipliant une fake news est justement celui du traité d’Aix-La-Chapelle. Celui-ci a d’abord été mis en lumière le 11 janvier par une vidéo de Bernard Monot, dans laquelle ce député européen membre de Debout La France affirmait que le texte allait « vendre » l’Alsace et la Lorraine à l’Allemagne. L’intox a ensuite été enrichie par Nicolas Dupont-Aignan puis par Marine Le Pen, qui a ajouté que le document permettrait aussi à la France de laisser son siège au Conseil de sécurité des Nations unies à nos voisins d’outre-Rhin. La controverse finit par atteindre les oreilles des médias qui, comme un seul homme, entonnent l’air du « Non virgule » : « Non, la France ne va pas vendre l’Alsace et la Lorraine », « Non, la France ne va pas céder son siège à l’ONU ». Problème, comme l’a fait remarquer le journaliste Vincent Glad sur Twitter, le texte d’Aix-la-Chapelle intéresse alors moins pour décrypter son contenu que pour « débunker » les rumeurs dont il fait l’objet. En mode défensif, donc.

Extension du domaine de la fake news

Autre effet déformant du « fact-checking » obsessionnel : il tend à amalgamer sous le label « fake news » toute déclaration allant dans le sens de ceux qui propagent volontairement la rumeur initiale. Exemple relevé là encore par Vincent Glad, dans l’émission C Dans l’Air sur France 5, qui, au détour d’un sujet sur le traité d’Aix, accole l’affirmation erronée de Marine Le Pen avec une autre de Jean-Luc Mélenchon, lequel affirme qu’un ministre allemand a réclamé que la France partage son siège à l’ONU. Or, ceci n’a rien d’une fake news, c’est en effet une demande récurrente de Berlin. D’ailleurs, le document signé par Macron et Merkel indique explicitement que « l’admission de la République fédérale d’Allemagne en tant que membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies est une priorité de la diplomatie franco-allemande« .

Mais voilà, la fake news semble être devenu un virus tellement contagieux qu’un cordon sanitaire médiatique doive être établi tout autour, quitte à balayer au passage toute affirmation ou opinion paraissant aller dans le sens de la rumeur. A partir du moment où le terme a été associé au traité d’Aix-La-Chapelle, il est donc devenu quasiment impossible de débattre du sujet sans donner l’impression de « faire le jeu de ceux qui propagent les fausses informations ». Soit une extension du domaine de la fake news empêchant un débat salutaire qui, seul, paraît pourtant à même de réellement enrayer le mécanisme de la rumeur.

« On quitte le monde du journalisme pour asséner des vérités », note Séraphin Alava. Avec un dernier effet pervers : « Si cette vérité ainsi assénée semble trop proche aux goûts de certains de la version du pouvoir en place, il n’en faut pas plus pour que les gens pensent que les journalistes sont au service du pouvoir ». Le fait que l’Elysée se joigne au chœur médiatique avec son propre « fact-checking » titré « La VÉRITÉ (rien que la vérité) sur le traité franco-allemand d’Aix-la-Chapelle » n’aura ainsi fait qu’apporter de l’eau au moulin de la défiance médiatique.

Le sandwich de vérité

Comment faire, concrètement, pour éviter ces effets d’arroseur arrosé ? Dans le cas de sujets comme celui d’Aix-La-Chapelle, Séraphin Alava préconise de toujours afficher dans l’article, afin d’être complet et transparent, le document en question « et pas seulement son lien ». Ensuite, « il faut traiter le sujet exactement comme un reportage : avec des faits, des points de vue différents, des questionnements et l’intervention de spécialistes du sujet qui ne sont pas journalistes ». Enfin, il serait contre-productif d’asséner des vérités définitives, notamment dans les titres.

Certains, comme le linguiste George Lakoff, pensent que la solution se trouve dans la manière même d’articuler le fact-checking. Il préconise ainsi de composer un « sandwich de vérité » : il serait ainsi plus efficace d’asséner d’abord une vérité, pour ensuite présenter la fake news et enfin, de remettre une couche de vérité. « C’est du conditionnement, balaie Séraphin Alava. Mais ça peut marcher. Parfois, cela peut être plus efficace que le pur rationnel que les journalistes essayent d’inoculer dans leurs articles ».

Le « paradoxe de la vérité »

L’inefficacité de ce rationnel érigé en absolu est ce que Séraphin Alava appelle le « paradoxe de la vérité » : « Nous avons construit notre monde en laissant croire qu’il existait UNE vérité, UNE façon de de voir les choses unique et mesurable ». Une conception imprégnée dans notre civilisation marquée par les savants et la recherche. « Mais les journalistes ne sont pas des scientifiques », remarque le spécialiste, d’où viendrait donc leur légitimité à émettre de façon péremptoire une vérité absolue ? A partir de quand, et pourquoi, des journaux comme le Washington Post en sont-ils venus à construire une échelle qui note en « Pinocchios » le taux de vérité d’un propos d’un politique, d’une personnalité ou d’un quidam ?

Tournant en ridicule, notamment sur Twitter, les benêts qui pensent que la France va « être vendue à l’ONU » ou que la Lorraine va passer sous pavillon allemand, les journalistes renforcent l’impression d’être enfermé à double tour dans une tour d’ivoire, partagée avec le pouvoir en place et loin des préoccupations de ceux qui sont sensibles aux fake news. « Il ne faut pas oublier que chaque théorie complotiste trouve son origine dans une inquiétude réelle. Pour mieux lutter contre elles, il faut que les journalistes s’interrogent sur leur origine », note Séraphin Alava. En un mois, deux fake news d’un tonneau similaire ont ainsi percé : celle concernant le pacte de Marrakech et celle concernant l’Alsace et la Lorraine. « Ces rumeurs ont une teinte commune, celle d’une inquiétude liée à la souveraineté, relève le spécialiste. Il faudrait que les journalistes s’interrogent là-dessus, aillent enquêter, comprennent le mal qui se trouve derrière ». Un rappel qu’au-delà du seul établissement des faits, première de leur mission, les journalistes en ont une autre : celle de prendre le pouls de la société, de gratter sa surface et de tenter de comprendre ce qui la tiraille en profondeur. « Le journalisme, c’est le contact et la distance« , disait le fondateur du Monde Hubert Beuve-Méry. Pas seulement la distance…

 

Cet article a été publié le 6 février 2019 sur le site de Marianne

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One Response to Obsession du « fact-checking » : et si les médias combattaient mal les fake news…

  1. […] Le fact-checking opéré par les médias est accusé au mieux de crier dans le vide, au pire d’amplifier la diffusion des contenus qu’il est censé combattre. Le risque d’augmenter la portée d’une fausse […]

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