«Clinical teaching», workshops, gestion de projet, à l’Université ou en emploi : la formation au journalisme d’investigation doit prendre des formes multiples pour coller aux besoins du terrain. Tour d’horizon avec des professionnels suisses.
Dans la foulée des enquêtes internationales collaboratives, l’investigation a le vent en poupe. Alors que l’ONG Public Eye vient d’attribuer pour la première fois un prix d’investigation à deux projets d’enquête, Le Temps, pour fêter ses vingt ans, est sur le point de boucler une bourse similaire. De part et d’autre, on voit fleurir des nouveaux médias qui puisent dans ce genre mythique et fondateur la clé de leur valeur ajoutée, plus de quarante ans après le Watergate.
Nouvel âge d’or de l’investigation, la dernière décennie a vu se renforcer dans les rédactions l’intérêt pour ce genre valorisé, en Suisse et ailleurs, dans le discours professionnel notamment. Participant de cette évolution, des cours d’enquête ont essaimé dans les formations au journalisme, allant du partage d’expériences au «clinical teaching».
Entre l’idéal d’un métier qui s’apprend sur le tas et la nécessité de s’outiller de techniques empruntées à diverses disciplines, la formation à l’investigation prend des formes multiples pour répondre aux besoins des journalistes, entre pratique et théorie. La place de l’investigation journalistique à l’université et plus globalement dans les formations de base n’est plus contestée et, en parallèle, la demande s’accroit pour davantage de réflexivité sur la pratique professionnelle et des formations continues spécifiques.
L’essor du «clinical teaching»
Beaucoup de professionnels estiment que le journalisme d’investigation s’apprend sur le tas, grâce à des dispositions personnelles comme la curiosité et le flair – ce fameux «nose for news». L’importance du mentorat ou de l’exemple semble toutefois déterminante dans les trajectoires professionnelles des investigateurs, souvent inspirés par des figures qui font autorité dans la discipline. «N’importe quel journaliste sait faire de l’enquête, c’est la base de son métier. Pour sauter le pas de l’investigation, le coaching est la clé», développe Jean-Philippe Ceppi, journaliste et producteur de l’émission Temps Présent sur la RTS.
Ce constat a porté les formateurs suisses à s’intéresser au «clinical teaching», un modèle d’enseignement hérité des facultés de médecine (voir encadré ci-dessous). Appliqué au journalisme d’investigation, il permet aux étudiants de mener de véritables enquêtes de terrain, encadrés par des professionnels expérimentés.
Depuis 2013, c’est ce qu’a mis en place Jean-Philippe Ceppi avec ses élèves de l’Académie du journalisme et des médias (AJM) à Neuchâtel. Ils ont déjà contribué à la réalisation d’une dizaine d’enquêtes pour Temps Présent et feu l’Hebdo. Concrètement, les étudiants ont fourni le travail de préenquête : trouver des sources (victimes, témoins, acteurs-clés, documents, etc.), compiler des données ou encore récolter des témoignages, puis livrer un synopsis ou un projet d’article.
«Comparé aux Etats-Unis, on est très en retard, relève-t-il. Là-bas, on a compris il y a longtemps que les étudiants peuvent générer de belles enquêtes. Les rédactions y gagnent une vraie force de travail et, en échange, les jeunes journalistes ont un vrai pied dans la pratique, c’est win-win.» L’enjeu demeure toutefois de préserver l’objectif formateur de la démarche – elle perd son sens si l’on considère uniquement l’intérêt économique d’une main-d’œuvre constituée d’étudiants bon marché.
L’entraînement des compétences
Du côté germanophone, le pas du «clinical teaching» à l’investigation a été franchi il y a dix ans déjà, même si on n’y trouve pas de cursus académique à proprement parler. Responsable d’étude à la MAZ (école de journalisme sise à Lucerne), Dominique Strebel a commencé par l’implanter au sein de l’Université des sciences appliquées de Zurich. Le journaliste a ensuite répliqué la formule à la MAZ, qui forme des jeunes journalistes en emploi.
La formation qu’il propose se compose, toujours, d’un mélange entre théorie et pratique : les étudiants suivent deux jours de cours théoriques puis réalisent leur propre enquête pendant trois semaines, durant lesquelles ils assistent à trois jours de cours, apprennent des techniques avancées et sont coachés par deux journalistes professionnels spécialisés.
«C’est une façon d’entraîner leurs compétences, à partir d’une hypothèse, de sources définies et d’obstacles à surmonter, défend M. Strebel. En cas de problèmes, ils doivent rebondir et trouver d’autres sources, d’autres moyens d’obtenir des documents. Ce n’est pas quelque chose que l’on peut apprendre dans un cours ex cathedra. Il faut le pratiquer.»
Son avis est partagé par Serena Tinari, coprésidente d’Investigativ et journaliste d’investigation spécialisée dans le domaine de la santé. Elle-même formatrice – elle donne des cours au «Corso di giornalismo della Svizzera italiana» à Lugano et via son agence Re-Check –, Mme Tinari privilégie une approche essentiellement appliquée. «Le journaliste est comme un réparateur de réfrigérateurs. Il a besoin de compétences pratiques très concrètes qu’il ne peut acquérir qu’en se confrontant aux réalités du terrain».
Les avantages du milieu universitaire
Université, école professionnelle, formation initiale ou continue, la question de savoir où cette formation théorico-pratique doit être enseignée demeure ouverte. Jusqu’il y a peu, l’enseignement du journalisme d’enquête dans le monde académique suscitait des questionnements et les cursus sont restés en partie conditionnés par ces résistances. «On reportait sur les professionnels la responsabilité de former la relève», analyse encore Jean-Philippe Ceppi.
L’Université de Neuchâtel, depuis 2013, a pris le problème à bras le corps en instaurant un cours d’enquête au cursus. La démarche consiste à concilier la nécessaire application du métier avec le bagage scientifique qui vient éclairer la pratique à l’aide des sciences sociales ou du droit notamment, explique Annik Dubied, directrice de l’AJM. «De ce dialogue, on souhaite voir émerger des compétences d’innovation, de créativité et de réflexivité, autant d’aspects qui caractérisent l’enseignement du journalisme à l’Université et qui me semblent indispensables pour embrasser les défis contemporains du métier.»
Selon la professeure, la formation professionnalisante à l’Université implique de mener une véritable réflexion sur les méthodes d’enquête et les sujets ainsi que sur la place que prend la pratique du journalisme, en l’occurrence l’investigation, dans un cadre donné, qu’il soit déontologique, légal, politique ou symbolique. «Être journaliste aujourd’hui signifie être capable de mener cette réflexion sur les conditions-cadres de l’exercice du métier et d’avoir un haut degré de réflexivité. Cela suppose une agilité à faire le pas de côté nécessaire à un métier complexe, central, et très discuté dans nos démocraties», expose-t-elle.
L’expérience des États-Unis
Aux États-Unis, des centres d’expertises ont émergé au sein des universités de Berkeley et Columbia en 2006 déjà. Dans sa récente thèse de doctorat, la journaliste et chercheuse Gunhild Ring Olsen suggère pour sa part que cette approche comporte de nombreux avantages. Sur la base de 90 entretiens, la Norvégienne a identifié trois raisons invoquées de préférer une formation académique à un apprentissage exclusivement pratique. En premier lieu, elle relève que, même si la connaissance pratique est considérée comme plus importante, les connaissances théoriques sont néanmoins extrêmement valorisées par le milieu professionnel. La tradition de recherche et de pensée critique de l’Alma Mater est vue comme essentielle et proche du métier de journaliste, écrit-elle.
Deuxièmement, l’environnement académique a l’avantage de permettre aux journalistes en herbe de s’extraire du terrain pour un apprentissage hors des pressions de la rédaction. Enfin, l’académie vient en renfort d’un monde professionnel qui n’a plus le temps de former la relève dans un environnement toujours plus chronophage. «Le journalisme d’enquête peut être particulièrement difficile à apprendre sur le tas, car il prend souvent plus de temps, exige des ressources et est plus imprévisible que le journalisme quotidien», souligne Gunhild Ring Olsen.
Privilégier une approche par projet
Pas facile, en effet, pour un jeune journaliste de s’essayer à l’enquête dans le stress d’une rédaction quotidienne. Mieux vaut savoir planifier des projets réalistes. C’est pour cette raison que Jean-Philippe Ceppi a décidé, entre autres, de mettre l’accent sur «l’économétrie de l’enquête» dans son cours, soit la gestion du temps et de l’argent, en plus de la recherche d’informations inédites.
Mais pour maîtriser un projet d’enquête de bout en bout, l’apprentissage académique lui semble insuffisant. «Comme un médecin, les étudiants qui sortent du master doivent compléter leur savoir-faire avec la pratique. Je dirais qu’un journaliste devient accompli au bout de cinq ans de métier environ. C’est au monde de l’entreprise de prendre la relève en formant des professionnels chevronnés», défend le journaliste. Et les moyens doivent être mis par les rédactions elles-mêmes afin de «favoriser l’émergence d’une pépinière de jeunes journalistes enragés !»
La formation initiale ne suffit pas non plus à permettre au jeune journaliste de se forger un domaine de compétence exploitable dans l’investigation. «Quand j’ai commencé à écrire des enquêtes économiques pour Le Matin Dimanche et la SonntagsZeitung, j’avais déjà beaucoup écrit sur la criminalité économique et informatique au quotidien. C’est cela qui m’a permis de proposer des sujets réalistes et réalisables dans le domaine», enchaîne Alexandre Haederli, journaliste RP au sein de la cellule enquête du groupe Tamedia et formateur au CFJM (le Centre de formation au journalisme et aux médias, basé à Lausanne).
C’est donc aux professionnels d’embrasser le dossier de la formation continue, notamment au sein des écoles spécialisées comme la MAZ ou le CFJM. M. Haederli donne dans ce dernier un cours en binôme sur le datajournalisme depuis 2014, en plus de ses interventions sur les sources dans la formation de base. Sa démarche consiste à s’adapter aux besoins de son public, des journalistes professionnels souhaitant se perfectionner. «Nous privilégions une approche par projet. L’idée, c’est que les participants ressortent des quatre jours avec un projet d’enquête presque abouti et publiable dans leur média respectif.»
L’expérience de terrain reste donc centrale selon lui: «Il faut beaucoup de pratique, si possible guidée par un pair qui a de l’expérience. C’est en écoutant et en discutant avec les confrères qu’on apprend le mieux et que les idées émergent. Les meilleurs cours sont ceux où des journalistes racontent leurs enquêtes, avec humilité, en détaillant les étapes de leur travail et les difficultés rencontrées.»
Une formation continue à étoffer
La formation continue mériterait d’être étoffée en ce sens : pour ceux qui ont déjà assimilé les bases du métier et roulé leur bosse quelques années, des formations spécialisées sont précieuses. «C’est surtout le cas pour ce qui est de la gestion de projet sur plusieurs semaines, voire plusieurs mois, poursuit Alexandre Haederli. À la cellule enquête [de Tamedia NDLR], nous travaillons beaucoup de cette manière, puisque nous avons le temps. Une enquête demande de la discipline, de savoir retrouver ses notes d’entretiens en tout temps, d’archiver ses données, de planifier les étapes. Cet aspect du métier n’est pas une qualité première de la majorité des journalistes. Une formation axée sur ces paramètres techniques correspondrait aux besoins.»
D’autres compétences pourraient également être davantage travaillées, comme celle de la confrontation aux personnes mises en cause. Dans des domaines sensibles, «envoyer un simple e-mail ne suffit pas. Il faut davantage bétonner son enquête, envoyer des recommandés, être au fait des risques juridiques.» Or si l’offre, en Suisse romande en tout cas, reste encore insuffisante, le savoir-faire y est riche et mériterait d’être partagé.
C’est dans cette optique, et pour répondre à une carence en matière de spécialisation, que Serena Tinari a fondé son agence Re-Check avec Catherine Riva. Spécialisées dans le domaine de la santé publique et le mapping, elles sont régulièrement mandatées par les rédactions pour y donner des formations en emploi.
Développer la mise en réseau
Le réseau de professionnels Investigativ.ch est aussi né en partie pour répondre à ce besoin – même s’il est pour l’instant peu présent en Suisse romande. Les professionnels peuvent y trouver une expertise en cas de problème, un soutien et une liste de confrères et consœurs vers qui se tourner.
Des workshops sont également dispensés. «Ils sont toujours axés sur la pratique, avec un journaliste qui vient parler d’une enquête qu’il a faite. Sur cette base, il essaie de donner des outils universels utilisables par tous», précise la coprésidente.
Pour Dominique Strebel, cofondateur, les potentialités du réseau demandent toutefois à être développées. «Il faudrait que cela soit plus officiel, que plus de gens l’utilisent et que davantage de moyens y soient consacrés. Afin, par exemple, de pouvoir rétribuer les coachs». Autre défi : fédérer les professionnels de toutes les régions linguistiques de la Suisse.
Les différentes filières de formation au journalisme d’investigation en Suisse ont opté pour le modèle du «clinical teaching», aussi appelé le «teaching hospital model». Selon la thèse de Gunhild Ring Olsen, l’idée de considérer des centres de formation au journalisme comme des «teaching hospital» a pour la première fois été évoquée en 2009 par Nicholas Lemann, ex-directeur de l’École de journalisme de Columbia.
Le principe de base est que le professeur est tout autant un enseignant qu’un praticien et que l’élève est autant un étudiant qu’un apprenti. Selon M. Lemann, en utilisant ce modèle, les écoles de journalismes peuvent, comme les «teaching hospital», procurer des services essentiels à leurs communautés tout en éduquant leurs étudiants.
Ce modèle a aussi été ardemment défendu par le journaliste américain Eric Newton, de Knight Foundation. «Les hôpitaux universitaires sauvent des vies. Les cliniques de droit universitaires permettent de porter des cas devant la Cour suprême. Des laboratoires d’informations universitaires peuvent révéler des vérités qui nous aident à réparer les injustices», a-t-il déclaré en 2012.
Les écoles de journalisme ont en outre le potentiel, en exploitant les ressources des universités, de raviver la profession en fournissant ainsi des solutions à la crise des médias.
Dans sa thèse, Gunhild Ring Olsen rappelle toutefois que le modèle du «teaching hospital» est aussi contesté par certains chercheurs ou professionnels. L’un des principaux reproches qui lui sont faits est que les étudiants risquent, dans les cas où ils collaborent à des enquêtes initiées par des journalistes externes, d’être utilisés comme de la simple «main-d’œuvre bon marché».
La chercheuse norvégienne montre en effet que les fonctions assignées aux étudiants varient selon les centres de formation. Elles vont du «travail de secrétariat» au «reporter à plein temps» en passant par le «chercheur d’information».
Pour la chercheuse, la meilleure formule est évidemment celle du «reporter à plein temps», permettant aux étudiants d’apprendre non seulement les outils de base de l’enquête, mais aussi «une méthodologie de recherche» et «l’expérience dans la planification et la conduite d’un projet d’enquête».
Pauline Cancela et Léna Würgler, journalistes et doctorantes sur le projet FNS «L’enquête journalistique : du mythe au renouvellement» conduit par l’Académie du journalisme et des médias, Université de Neuchâtel.
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