L’enquête transfrontalière sous la loupe de la journaliste Brigitte Alfter

31 juillet 2019 • Formats et pratiques, Récent • by

Sources: pixabay.com

Livre: Dans Cross-Border Collaborative Journalism, la journaliste et chercheuse Brigitte Alfter explique comment des journalistes de différents pays peuvent collaborer sur un projet commun. Synthèse et perspectives.

Au revoir le loup solitaire, telle est la nouvelle devise du journalisme alors qu’il a fait son entrée dans la société connectée et que la coopération et la collaboration deviennent des méthodes de travail habituelles. C’est ce que souligne la journaliste et universitaire Brigitte Alfter, dans son nouveau livre Cross-Border Collaborative Journalism. Synthèse.

Depuis la publication des Panama Papers – le scoop journalistique de 2016 –, le journalisme collaboratif transfrontalier est sur toutes les lèvres. L’un des exemples les plus récents de journalisme qui explore des questions complexes au-delà des frontières nationales et les publie avec un impact public maximal est l’enquête « Grand Theft Europe », coordonnée par la rédaction allemande Correctiv. Ce projet a impliqué 63 journalistes de 30 pays enquêtant sur la plus grande fraude fiscale en cours en Europe ; ils ont découvert que des bandes criminelles avaient dérobé 50 milliards d’euros chaque année dans les Etats membres de l’UE.

Brigitte Alfter (Twitter)

L’ouvrage de la Germano-danoise Brigitte Alfter montre clairement qu’aujourd’hui, alors que la politique, les affaires et la criminalité traversent toutes les frontières, les journalistes doivent eux aussi regarder au-delà de leur nez. Mais comment s’y prendre pour choisir un sujet transfrontalier et le développer ? Quelle est la meilleure façon d’organiser un réseau professionnel ? Comment faire en sorte que les équipes interculturelles fonctionnent harmonieusement ? Comment les résultats peuvent-ils être adaptés pour être présentés à différents publics et dans différents types de médias ? La journaliste répond en détail à ces questions en donnant de nombreux exemples et conseils. Ils sont basés sur sa propre expérience professionnelle et sur des interviews avec de nombreux autres journalistes impliqués dans des projets de collaboration transfrontalière.

Après avoir présenté l’histoire, le contexte et les pionniers du journalisme transfrontalier de la fin des années 1990 et du début des années 2000, Brigitte Alfter donne une définition claire du concept : des journalistes de différents pays décident d’un sujet d’intérêt commun, rassemblent et partagent du matériel et publient le résultat final à leur propre public national.

Structure en sept étapes

Selon Alfter, le journalisme transfrontalier est généralement structuré en une série de sept étapes de travail : (1) le réseau, (2) l’idée, (3) l’équipe de recherche, (4) le plan de travail, (5) la recherche, (6) la publication et (7) le partage avec les pairs. Son livre présente un survol facile à comprendre de toutes ces étapes, ainsi que des conseils inestimables.

Marina Walker, directrice adjointe Consortium international de journalisme d’investigation (ICIJ), qui a coordonné le projet LuxLeaks, souligne combien la confiance mutuelle est importante pour les équipes transfrontalières. Le livre souligne ainsi que le journalisme transfrontalier ne pourrait fonctionner sans confiance et qu’il n’y a pas de place pour la rivalité.

A ce sujet, Alfter cite les propos de David Leigh, ancien chef de la cellule enquête du Guardian et l’un des pionniers du journalisme transfrontalier en Europe : « Nous sommes tous conditionnés à penser automatiquement que la collaboration est un problème, et que tout autre journaliste est un rival. Il faut donc en sortir. Il faut changer d’état d’esprit. Vous pouvez réellement collaborer avec les gens. »

Nouveau matériel

Quiconque suppose que cette dernière édition du livre d’Alfter n’est qu’une traduction de l’édition allemande de 2017 s’attend à une surprise. Alfter a ajouté plusieurs nouveaux aspects tels que les considérations juridiques et de sécurité ainsi que le rôle et les tâches du coordinateur éditorial dans une équipe transfrontalière, « un tout nouveau travail », qui, selon elle, « est souvent sous-estimé ». Les coordinateurs éditoriaux, explique l’auteure, apportent deux contributions importantes : ils modèrent la prise de décision au sein de l’équipe en réseau et sont la force motrice derrière les routines quotidiennes.

Pour illustrer le fonctionnement d’un coordinateur éditorial, elle décrit l’expérience de Maaike Goslinga, coordinatrice de l’équipe du site d’information néerlandais De Correspondent, qui a découvert en 2017 que le financement public des solutions de sécurité était utilisé pour « l’auto-enrichissement de l’industrie » sous l’impulsion des  « puissants lobbyistes ». Goslinga souligne, entre autres, l’importance de la disponibilité, de la compréhension des différentes traditions, langues et approches ainsi que de la confiance dans le jugement des journalistes pour un coordinateur éditorial gérant des projets transfrontaliers.

Tout au long de son livre, Alfter souligne qu’il a été écrit spécifiquement comme un manuel pour les praticiens, et les nombreux exemples et conseils pratiques donnés en témoignent. La journaliste est experte dans le domaine, étant elle-même l’une des pionnières du journalisme transfrontalier en Europe. Avec son collègue Nils Mulvad, elle a fondé en 2005 Farmsubsidy, un réseau européen de journalistes dont les enquêtes ont révélé que les subventions agricoles de l’UE bénéficiaient davantage aux grandes entreprises qu’aux petits agriculteurs.

Avec Journalismfund.eu, Alfter a en outre développé un réseau de soutien européen et une infrastructure pour le journalisme transfrontalier. Elle est actuellement directrice d’Arena for Journalism in Europe, une association à but non lucratif lancée en janvier 2019 pour soutenir le journalisme collaboratif transfrontalier en Europe.

Pistes académiques

Non seulement Alfter est une praticienne expérimentée du journalisme transfrontalier, mais elle s’est aussi beaucoup investie dans ce domaine sous un angle plus académique. Tout au long de l’ouvrage, elle s’appuie sur les précieux conseils d’universitaires. Elle consacre également un chapitre entier à l’analyse scientifique du développement du journalisme transfrontalier.

Lorsque le journalisme transfrontalier a commencé à prendre de l’ampleur au cours de la première décennie de ce siècle, les spécialistes du journalisme ont d’abord été lents à y prêter attention, explique la spécialiste. Lorsque les premières enquêtes collaboratives transfrontalières à grande échelle ont été publiées, telles que les WikiLeaks (2010), Offshore Leaks (2012), LuxLeaks (2014), Football Leaks (2016), Panama Papers (2016) et Paradise Papers (2017), les académiques ont commencé à analyser ce phénomène croissant.

La recherche s’est penchée sur le journalisme transfrontalier, sur les changements dans la manière dont les journalistes décrivent leur propre pays et d’autres pays, et sur la contribution du journalisme collaboratif à l’européanisation du journalisme.

Même l’analyse comparative en journalisme qui ne se concentre pas spécifiquement sur le journalisme transfrontalier peut avoir un impact sur le développement et la compréhension du journalisme collaboratif transfrontalier, souligne Brigitte Alfter, en cultivant une meilleure compréhension des cultures et des pratiques journalistiques, ce qui peut également être utile aux équipes journalistiques transfrontalières.

En guise de conclusion, Alfter propose des pistes de recherche future: une analyse plus approfondie des réseaux de journalistes, un examen de leurs caractéristiques, la question de savoir s’ils travaillent tous de la même manière et à qui ils s’adressent, qui s’adressent ou interagissent avec eux. La structure technologique des équipes transfrontalières, la question du financement et les pressions des bailleurs de fonds méritent également d’être étudiées. Après tout, ce sont là des sujets, souligne Alfter, qui revêtent également une grande importance pour les praticiens.

 

La critique de Tina Bettels-Schwabbauer de l’édition allemande du livre de Brigitte Alfter a été publiée sur le site en langue allemande de l’OEJ en janvier 2018.

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Traduction: Pauline Cancela

 

 

 

 

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