Percée de l’info anti-système en Europe

19 juin 2018 • Déontologie et qualité, Récent • by

Nic Newman, auteur principal du Digital News Report 2018 (rapport annuel sur l’info numérique de l’institut Reuters à Oxford), analyse l’éventail des sites anti-système ou populistes en Europe et leur influence. Le rapport montre que ces nouveaux acteurs médiatiques bénéficient d’une forte visibilité et analyse les profils politiques de leur lectorat.

Ces dernières années, on a assisté à l’émergence de nombreux sites web d’information « alternatifs », populistes ou militants ayant connu dans certains pays une croissance rapide, notamment grâce à leur diffusion gratuite sur les réseaux sociaux. Dans la plupart des cas, ces sites ont d’évidents ancrages politiques ou idéologiques et s’adressent à un public souvent passionnément acquis à ces opinions. Ceux-ci sont à distinguer des sites qui fabriquent délibérément des nouvelles de toutes pièces, même s’ils sont souvent accusés d’exagérer les faits ou de les accommoder de manière à servir leur cause.

Les sites partisans (Breitbart en est un exemple) sont réputés avoir joué un rôle dans l’accession au pouvoir de Donald Trump aux Etats-Unis et dans la mobilisation au Royaume-Uni des soutiens au chef de file des travaillistes, Jeremy Corbyn (par ex. The Canary, Evolve Politics). Bien qu’essentiellement motivés par des questions idéologiques, certains sites cherchent également un rendement économique. Leur champ d’intérêt restreint les distingue également des sites d’information établis comme Fox News (É-U) et Mail Online (GB) qui ont aussi la réputation de fournir une lecture politiquement orientée des informations, mais qui ont tendance à couvrir tous les domaines (international, sports, divertissements). Le public de ces derniers présente souvent un profil politique plus mélangé sur le spectre gauche-droite.

Le Digital News Report de cette année s’est penché sur la question de savoir si ces sites et blogs alternatifs de création récente gagnent en influence en-dehors des États-Unis. Nous avons collaboré avec des partenaires européens, présents dans dix pays, afin de répertorier un certain nombre de sites répondant à nos critères, à savoir des sites ou blogs poursuivant des visées politiques ou idéologiques, et dont la diffusion passe principalement par les réseaux sociaux.

Une telle méthodologie présente quelques inconvénients : les sites en questions sont difficilement classables et difficilement comparables. Il se peut que nous soyons passés à côté de sites potentiellement importants dans certains pays ou que des personnes interrogées lors du sondage ne ne soient pas souvenues de certains sites de moindre envergure dont ils auraient croisé un article sur les réseaux sociaux. Néanmoins, notre enquête indique que ces types de sites sont nombreux à attirer un large public et qu’ils jouissent dans certains pays d’une plus forte popularité et d’une plus grande portée qu’aux États-Unis.

Si l’on compare les États-Unis au Royaume-Uni et à l’Allemagne, il est intéressant de voir la différence dans la manière dont Breitbart, présent dans ces trois pays, y est perçu : 7% des personnes interrogées aux États-Unis ont eu accès à un article de ce site, contre 2% au Royaume-Uni et à peine 1% en Allemagne. Dans chacun de ces pays, on relève également un large écart entre le nombre de gens qui ont connaissance de ces sites et le nombre de ceux qui les consultent réellement. Cela suggère soit que l’influence de tels sites a été amplifiée par les médias traditionnels, soit que le public les a consultés par le passé mais qu’ils ont perdu en popularité.

Proportion du public ayant connaissance de/ayant consulté les médias suivants au cours de la dernière semaine (dans une sélection des pays étudiés)

Q5c_2018_12. Parmi les sites suivants, desquels avez-vous entendu parler (en orange) et auxquels avez-vous accédé pour vous informer (en bleu) au cours de la semaine dernière ? Base: nombre total de personnes sondées dans chaque pays.

La plupart des sites partisans aux États-Unis sont orientés à droite et appréciés des utilisateurs qui perçoivent les médias traditionnels comme généralement orientés à gauche. Ces sites sont pour beaucoup administrés par des présentateurs d’émissions-débats radiophoniques (InfoWars, TheBlaze), ou par des commentateurs aux opinions conservatrices assumées (Daily Caller). Une personne interrogée dans le cadre de l’enquête indique très clairement la raison pour laquelle elle consulte de tels sites :

Très sincèrement, je reçois plus d’informations correctes et traitées en profondeur sur The Blaze et Infowars que ce que diffusent les médias d’intox et les analystes politiques à la solde de l’appareil d’Etat.
(Homme, 76 ans, États-Unis)

Au Royaume-Uni, les sites alternatifs sont plus hétérogènes, et situés des deux côtés du spectre politique. Westmonster (2%) est un site pro-Brexit, financé en partie par l’homme d’affaire de droite Arron Banks, tandis que the Canary (2%), Another Angry Voice (2%), et Evolve Politics (1%) représentent quant à eux différentes nuances d’idées radicales ancrées à gauche. Wings over Scotland est un blog influent et apprécié d’un large public, qui plaide en faveur de l’indépendance de l’Écosse. Les lecteurs de ces sites disent rechercher des alternatives aux médias traditionnels :

Le Brexit, je n’attends que cela. Westmonster et ce genre de média d’informations parlent des nouvelles que la BBC et les autres évitent parce qu’elles ne cadrent pas avec leur vision partiale des choses.
(Homme, 66 ans, Royaume-Uni)

Les médias traditionnels sont sous influence, leur couverture des événements cherche toujours à faire apparaître le parti conservateur sous un jour favorable, il faut aller chercher plus loin si on veut entendre la vérité.
(Femme, 48 ans, Royaume-Uni)

En Allemagne, il est sans doute plus exact de décrire ces sites comme opposés à l’ordre établi. Politically Incorrect News (2%) adopte une position critique face à l’Islam, au multiculturalisme et à l’immigration, et attire un public issu de l’extrême gauche comme de l’extrême droite. Compact Online (2%) est étroitement lié au parti populiste de droite AfD, tandis que Junge Freiheit (3%) est un journal nationaliste qui touche de nouveaux publics en ligne.

En Allemagne, une des motivations essentielles exprimées était celle de trouver des perspectives différentes et d’autres sons de cloche sur la question de l’immigration. À cet égard, certains estiment que les médias traditionnels, et tout particulièrement les médias de service public, cachent délibérément la vérité :

Je crois que les chaînes publiques, comme ARD et ZDF, sont contrôlés par l’Etat. C’est pour cela que je m’informe aussi sur des sites internet qui diffusent des informations libres et non censurées.
(Homme, 67 ans, lecteur de Politically Incorrect (PI-News), et de Junge Freiheit, Allemagne)

En Autriche, la montée de l’extrême droite (qui fait désormais partie d’un gouvernement de coalition) s’est accompagnée de l’expansion d’un certain nombre de sites internet partisans et alternatifs. Le plus connu d’entre eux est 
Unzensuriert – «non censuré» – site que l’Office fédéral autrichien pour la protection de la constitution a décrit comme xénophobe à tendance antisémite, fondé par une ex-personnalité politique du FPÖ : près d’une personne sur cinq (19%) parmi les sondés a entendu parler de ce site, et 4% s’y sont rendu au cours de la semaine précédant l’enquête. Info Direct (2%), Alles Roger (1%), et Contra Magazin (1%) sont trois autres sites ou magazines d’extrême droite anti-UE. Leur public est séduit par leur opposition à l’ordre établi et les considère aussi comme une alternative à ce qu’ils perçoivent comme le parti-pris des médias traditionnels.

Parce que c’est intéressant et parce qu’ils proposent des informations non censurées contrairement à [la chaîne publique] ORF.”
(Homme, 61 ans, lecteur de Unzensuriert, Autriche)

Ensuite, le rapport compare trois autres pays où des sites partisans et alternatifs sont actifs. En République Tchèque, un certain nombre de sites ont été qualifiés de sites de désinformation par des ONG ainsi que par le Centre contre le terrorisme et les menaces hybrides créé en 2016 par le Ministère de l’Intérieur. Le site alternatif le plus connu est Parlamentnilisty.cz ; ses contenus sont parvenus à 17% des personnes interrogées. D’autres sites internet, pour beaucoup anti-UE et pro-russes, ont une sphère d’influence plus restreinte.

En Suède, une poignée de sites internet orientés à droite, et dans l’ensemble critiques des politiques d’immigration libérales du pays, est consultée au moins une fois par semaine par 10% des sondés. En Espagne, en revanche, la situation est légèrement différente. La faiblesse des médias traditionnels a laissé le champ libre à un vaste éventail de sites et de blogs politiques dont certains existent depuis des années. Libertad Digital et Periodista Digital prônent une vision anti-Podemos et pourfendent l’idée d’une indépendance de la Catalogne. D’autres sites, tels Dolça Catalunya (3%) et Directe.cat (3%) traitent exclusivement de la question catalane, mais en adoptant des points de vue diamétralement opposés. OK Diario, l’auto-proclamé « site internet des non-conformistes », qui touche 12% de la population chaque semaine, figure depuis quelques années sur notre liste des principaux sites d’information en ligne espagnols.

Ils disent la vérité que j’aime, pas cette idiotie de vérité politiquement correcte.
(Homme, 65 ans, Espagne)

Proportion du public ayant connaissance de/ayant consulté les médias suivants au cours de la dernière semaine (dans une sélection des pays étudiés)

Q5c_2018_12. Parmi les sites suivants, desquels avez-vous entendu parler (en orange) et auxquels avez-vous accédé pour vous informer (en bleu) au cours de la semaine dernière ? Base: nombre total de personnes sondées dans chaque pays.

Quel engagement politique des publics ?

En croisant les réponses données par les sondés concernant leurs opinions politiques (de gauche à droite sur une échelle à cinq points) et leur usage de différents sites internet (usage hebdomadaire), il est possible de se faire une idée du degré de politisation du public de chaque site. Cela permet même de les positionner sur un repère graphique par rapport aux médias plus traditionnels. Au Royaume-Uni, exemple cité ci-dessous, le public de Westmonster est composé d’une majorité écrasante de personnes qui, dans l’enquête menée du moins, se qualifient elles-mêmes comme étant « de droite » ou « extrêmement de droite ». Celles qui consultent The Canary ou le blog Another Angry Voice se décrivent de manière quasi-unanime comme « de gauche ». La situation est différente aux États-Unis ou en Suède, où la majorité des sites alternatifs sont situés à la droite de notre repère des opinions et font contrepoids au profil largement progressiste des médias de grande écoute.

Q1F. On parle parfois de « gauche », de « droite » et de « centre » pour décrire les partis et les politiciens. En gardant ces concepts à l’esprit, où vous situeriez-vous sur l’échelle suivante ? Q5b. Parmi les sites suivants, le(s)quel(s) avez-vous consulté pour vous informer en ligne au cours de la dernière semaine (par le biais d’un site internet, d’une application, d’un réseau social ou tout autre type d’accès sur internet) ? Q5c_2018_12. Parmi les sites suivants, desquels avez-vous entendu parler / auxquels avez-vous accédé pour vous informer au cours de la semaine dernière ? Base: nombre total de personnes sondées dans chaque pays. Note: les personnes ayant répondu « ne sait pas » à la question Q1F ont été exclues.

Ces graphiques montrent que ces nouveaux blogs et sites internet ont donné voix à des opinions qui avaient potentiellement été sous-représentées dans les médias, mais elles font également ressortir la difficulté d’opérer une typologie spécifique des sites partisans. Il apparaît que des sites d’information traditionnels, comme Fox News et certains journaux britanniques, s’adressent aussi à des publics d’un bord politique spécifique même s’ils traitent de toutes sortes de sujets allant bien au-delà de la politique.

Dans d’autres pays, on constate que ces sites sont l’écho de divisions d’un autre ordre, et que le traditionnel clivage gauche-droite ne suffit pas à décrire. On retrouve souvent, à gauche comme à droite de l’échiquier politique, des sites qui ont en partage des visées anti-immigration et une opposition à l’ordre établi. Pour compliquer encore la situation, dans certains pays d’Europe centrale et de l’Est, le gouvernement lui-même promeut une rhétorique populiste, reprise par des organes de presse traditionnels qui lui sont favorables (ou contrôlés plus directement). Les divisions entre sites d’information traditionnels et partisans peuvent donc être plus floues que dans les exemples illustrés plus haut. En Pologne, par exemple, la chaîne publique TVP, dont la ligne éditoriale soutient le parti Droit et Justice au pouvoir, apparaît dans notre cartographie à une position similaire à celle de PolskaNiepodlegla.pl « Pologne indépendante », un site de droite nationaliste créé en 2013.

Ce qui rapproche les utilisateurs de la plupart de ces sites internet est le peu de confiance qu’ils ont dans les informations qui leur parviennent, par rapport à l’ensemble des personnes interrogées dans chaque pays. Ceux qui consultent Breitbart aux Etats-Unis sont moins nombreux (13%) à dire avoir confiance dans les bulletins d’information que la moyenne dans ce pays (34%). Cela vaut aussi pour les lecteurs des sites de droite et anti-immigration Unzensuriert en Autriche et Fria Tider ou Nyheter Idag en Suède, en comparaison avec la moyenne nationale dans ces pays.

Ces sites sont emblématiques des vagues plus larges de populisme et d’opposition à l’ordre établi qui parcourent l’Europe. Beaucoup se donnent pour mission d’offrir une alternative aux médias traditionnels qu’ils perçoivent comme faisant partie intégrante d’un consensus politiquement correct ou faisant le jeu des multinationales. Pour la plupart d’entre eux, leur sphère d’influence reste limitée, mais la forte reconnaissance dont ils bénéficient laisse supposer que leur point de vue exerce une influence sur le discours dominant dans un certain nombre de pays européens.

Ces sites sont parvenus à gagner du terrain grâce à la diffusion de leurs articles et vidéos sur les réseaux sociaux. Mais au fur et à mesure que Facebook va prendre en compte le score de confiance des sites, prendre moins de risques concernant les contenus publiés, et recentrer ses activités sur les amis et la famille, il se peut que ces sites éprouvent des difficultés à retenir l’attention qu’ils avaient attirée sur eux.

Cet article est publié sous licence Creative Commons (CC BY-ND 4.0). Il peut être republié sans modifications et à condition que l’auteur et EJO soient clairement mentionnés, avec un lien vers l’article original sur fr.ejo.ch. Merci de nous signaler toute reprise.

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