Le photojournalisme à l’ère de la post-vérité

1 octobre 2020 • Déontologie et qualité, Formats et pratiques, Récent • by

Le débat sur l’avenir du photojournalisme devrait passer par une remise en question des objectifs de l’illustration. Image: AS.

Depuis quelques années, les termes « fake news » et « post-vérité » accompagnent constamment nos débats politiques et médiatiques. Si les observateurs s’interrogent principalement sur la manière dont ces phénomènes vont influencer le journalisme et la culture politique, il est rare que l’on discute de ce que ce débat signifie pour la photographie et le photojournalisme. L’essai suivant vise à combler cette lacune.

Lorsque les premières photos de l’investiture de Donald Trump ont commencé à circuler, les médias américains ont déclaré, en raison des espaces partiellement vides devant le Capitole de Washington, qu’il y avait moins de personnes présentes par rapport à l’investiture de Barack Obama huit ans plus tôt.

La réaction de Donald Trump a été rapide. Il a accusé la presse de diffuser des fake news, auxquelles il a opposé des « faits alternatifs », dont des images recadrées qui soutenaient sa version des faits. En fin de compte, son argumentation avait pour but de mettre en doute la valeur des photographies en tant que document.

Ces affirmations cristallisent une certaine utilisation du terme fake news, employé comme une sorte d’étiquette ou de label. Il s’agit d’une instrumentalisation politique du terme, visant à délégitimer les médias établis et à légitimer l’autorité – bien que manifestement fausse – du président à interpréter les événements.

Au-delà de son utilisation politique, il existe une deuxième variante du terme, les fake news en tant que genre. Les chercheurs en science de la communication Fabian Zimmermann et Matthias Kohring les définissent comme la production délibérée de fausses informations pseudo-journalistiques. Leur but n’est pas de découvrir ce qui s’est réellement passé, mais de diffuser une version qui se rapproche le plus possible de l’idéologie de l’émetteur du message.

Le débat public sur les fake news et les faits alternatifs a poussé certains auteurs et scientifiques à se demander si nous vivons dans une époque de post-vérité. Le débat politique sur le changement climatique en est un exemple : tout comme les reportages journalistiques, les données scientifiques qui en démontrent l’existence se voient refuser leur légitimité.

La post-vérité peut donc être définie comme un contexte social et sociétal dans lequel les émotions ont pris le pas sur l’objectivité et la rationalité. Ce qui compte dans une société post-factuelle, c’est la perception de la réalité de ses acteurs.

La critique de la photographie en tant que document

Indépendamment de ces considérations sur les fake news, il existe au sein de la communauté des photographes un vieux débat sur la valeur documentaire de la photographie et du photojournalisme en particulier. Des auteurs tels que Martha Rosler, Allan Sekula, Abigail Solomon-Godeau ou Susan Sontag ont passé leur vie à déconstruire la nature soi-disant « documentaire » ou « objective » de la photographie (journalistique).

Leur analyse, influencée par les théories postmodernes ou constructivistes, portait notamment sur les concepts de pouvoir et de domination qui caractérisent la relation entre le photographe et les personnes photographiées, ainsi que sur la question de la réification et de la consolidation des réalités sociales capturées par le biais de la photographie.

Qu’elle soit prise en compte ou non, cette vision critique engendre un profond scepticisme envers la photographie journalistique et la fonction des images en tant que document. Cette tendance a été renforcée par le passage à la photographie numérique, dont le potentiel de manipulation est considéré plus élevé par rapport à la photographie analogique.

En dehors de la photographie journalistique quotidienne ou de concours tels que le World Press Photo, les pratiques photographiques se limitant à la représentation d’événements semblent avoir peu de légitimité. Au contraire, les approches artistiques-documentaires qui jouent avec les limites de la fiction et de la réalité et qui s’accompagnent d’une approche critique de la représentation jouissent d’une plus grande popularité.

La critique postmoderne et le débat sur la post-vérité

Si l’on compare les débats critiques sur la photographie avec l’usage politique du terme fake news, on constate – au moins superficiellement – des similitudes étonnantes. Ces deux approches refusent aux médias la capacité de dépeindre la réalité sociale et partagent un profond scepticisme à l’égard de la production de connaissances journalistiques et photographiques.

Bien que les fondements idéologiques et l’intention politique soient très différents, les similitudes au niveau de la critique des médias sont frappantes. Comment peut-on dès lors s’opposer à l’usage politique du terme fake news – qui, après tout, fait référence de manière centrale à l’image –, alors que la communauté des photographes déconstruit elle-même la crédibilité des photographies ?

Ceci s’accompagne de toute une série de questions concrètes : comment peut-on transmettre l’information de manière significative avec la photographie aujourd’hui, alors que celle-ci est essentiellement privée de toute fonction de document ? Comment peut-on contrer la manipulation des images à des fins politiques, si aucun consensus n’existe au sein de la communauté des photographes sur ce qui est autorisé en matière de retouche d’images ? Et à quoi sert le doute omniprésent sur chaque nouvelle, chaque image documentaire, chaque information, si en même temps ceux qui ont le pouvoir politique continuent à faire valoir leurs intérêts avec détermination ?

Afin de ne pas être mal compris : je ne suis pas en train d’affirmer que la photographie est le reflet exact de la réalité, comme on le soutenait naïvement au XIX siècle. Et je ne veux en aucun cas remettre en cause la pertinence fondamentale de la critique de la photographie.

Ce qui manque dans le débat sur l’avenir de la photographie et du photojournalisme est un consensus praticable sur la façon de communiquer à travers les images, afin de permettre la transmission des informations et, en fin de compte, contribuer au processus démocratique. À mon avis, cela n’est possible que s’il existe un canon de règles clairement énoncées auquel les photographes, les rédacteurs en chef et les consommateurs peuvent se référer.

L’avenir du photojournalisme

Qu’est-ce que cela signifie en pratique ? Lorsque l’on parle de photographie, il faut accorder beaucoup plus d’attention aux formes d’utilisation et de présentation, ainsi qu’aux contextes de publication et au public que l’on vise.

Dans le domaine journalistique, il semble nécessaire de remettre en question les objectifs de l’illustration, qui devrait être liée au contenu plutôt qu’à la visualisation. Au lieu de devenir plus visuels, comme cela est demandé à plusieurs reprises, nous devons plutôt nous demander ce qui doit être représenté, pourquoi et comment.

Alors que des termes tels que « storytelling visuel » sont utilisés aujourd’hui presque de la même manière dans le journalisme et en communication, le photojournalisme contemporain devrait s’efforcer de tracer des frontières plus claires entre les domaines du journalisme, des relations publiques, de la publicité et de l’art.

Pour ce faire, les journalistes pourraient par exemple arrêter d’utiliser des photographies de stock et des PR pictures dans leurs publications. L’obligation d’étiqueter les images manipulées, la désignation des photographes, le recours à des légendes détaillées et aux méta-données – par exemple par des effets de survol de la souris – sont autant de pistes que l’on pourrait envisager. Je considère aussi qu’il est essentiel que les photojournalistes et leurs supérieurs rendent leurs propres actions de production et de sélection plus transparentes.

Tout cela ne signifie pas un retour à la croyance naïve dans la vérité et l’objectivité de la photographie. Mais je crois que nous devrions investir autant de temps que nous en consacrons à la déconstruction de la photographie dans la question de savoir ce qu’elle peut faire et comment elle devrait fonctionner dans le journalisme.

Il est essentiel de clarifier la fonction de la photographie journalistique à l’avenir afin de contribuer à une société plus démocratique. L’objectif doit être pragmatique, comme l’écrivent les spécialistes des médias Eva Schauerte et Sebastian Wehlken dans un essai sur le thème de la facticité : « il ne s’agit pas de rechercher la preuve d’une vérité supérieure, mais un savoir-faire continu pour mettre en valeur et utiliser les faits ».

Cet article a été initialement publié sur le site germanophone de l’EJO.

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