Une perspective historique réévalue le rôle des réseaux sociaux dans la lutte contre la désinformation

27 février 2020 • Déontologie et qualité, Innovation et numérique, Récent • by

L’étude compare la diffusion et la portée de deux fausses nouvelles qui ont circulé à un siècle de distance. Image: AS

Les réseaux sociaux contribuent massivement à la diffusion de la désinformation. Pourtant, le phénomène des fake news est très ancien et existait bien avant l’invention d’internet. La situation actuelle paraît moins inédite lorsqu’on la resitue parmi certaines périodes du passé. Cette perspective historique suggère aussi que l’écosystème numérique contemporain, bien que problématique, reste le plus efficace pour lutter contre ce phénomène.

Les réseaux sociaux sont souvent accusés de contribuer à la propagation de la désinformation. Et pour cause : une étude du MIT a montré que sur Twitter, les fausses nouvelles se propagent beaucoup plus vite que les autres contenus. Autre exemple : en 2019, on compte plus de 45,5 millions de tweets ayant relayé ou commenté une fake news, soit 10 millions de plus qu’en 2018.

Ces deux exemples paraissent sans appel, mais ils ont une limite. Ils ne se réfèrent qu’au présent, sans considérer la situation antérieure à l’ère digitale. Bien que popularisées par l’élection de Donald Trump et le référendum sur le Brexit en 2016, les fake news s’appuient en partie sur des phénomènes plus anciens et connus des historiens.

Or, la crise actuelle des fake news paraît moins inédite lorsqu’on la resitue parmi certaines périodes du passé. Cette mise en perspective historique conduit au constat que les fake news seraient la version moderne de techniques de manipulation plus anciennes, notamment réinvesties sur les réseaux sociaux. Pourtant, ces derniers peuvent contribuer à la lutte contre la désinformation. C’est ce qu’argumente Margaret Van Heekeren, sur la base d’une étude parue dans Journalism Studies, « The curative effect of social media on fake news: a historical re-evaluation ».

Sa thèse est la suivante. Si les réseaux sociaux ont contribué massivement à la propagation des fausses informations, ils sont aussi un puissant outil pour combattre ce phénomène. Selon la chercheuse, ils « ont permis d’augmenter le nombre de debunkers et les canaux par lesquels ils opèrent. »

Réévaluation historique : 1917 vs 2016

Pour appuyer ces propos, la chercheuse mobilise une approche historique. Concrètement, elle compare la diffusion et la portée de deux fausses nouvelles qui ont circulé à un siècle de distance.

La première est la soi-disant histoire de « l’usine à cadavres », une rumeur soutenant que les Allemands faisaient bouillir les corps de leurs soldats morts pour en faire du savon. Initialement parue au Royaume-Uni en 1917, cette histoire a été inventée par la propagande anglaise dans le contexte de la Première guerre mondiale.

La deuxième fausse nouvelle a circulé pendant la campagne présidentielle américaine de 2016 et affirmait que le candidat Donald Trump était soutenu par le pape.

Deux contextes médiatiques singuliers

Selon Margaret Van Heekeren, ces deux cas remplissent les critères de la désinformation : « l’invention et la publication intentionnelles d’une fausse information, présentée comme une nouvelle et destinée à tromper à des fins politiques ou économiques. »

Ces deux exemples se situent dans deux époques très marquées par la désinformation et, à cause de leur ample diffusion, sont considérées comme « les fausses nouvelles les plus importantes de leur période. »

Malgré ces similitudes, elles apparaissent dans deux contextes médiatiques et politiques radicalement différents. Ceci empêche une comparaison directe de leur portée, reconnait la chercheuse, qui soutient que « grâce à l’utilisation d’une approche quantitative, il est possible de tirer des conclusions indicatives plutôt que définitives. »

Une comparaison avec ses limites

Une autre limite de l’étude concerne les données utilisées pour déterminer la portée des deux fausses informations. Chaque cas soulève des questions spécifiques.

L’histoire de l’usine à cadavres ayant circulé dans les journaux, sa diffusion est calculée en combinant le nombre d’articles consacrés à ce sujet, le lectorat des journaux en question et la population des trois pays analysés (Royaume-Uni, Etats-Unis et Australie). Le problème est que le corpus d’articles est probablement incomplet, puisqu’il ne comprend que les journaux qui ont été numérisés. De plus, seulement une partie des données sur la circulation des journaux analysés sont connus. Les chiffres avancés sont à prendre avec précaution, même si « suffisants » pour soutenir la thèse de la chercheuse.

Contrairement à la première, la deuxième nouvelle a été publiée sur des sites propageant des fausses nouvelles et sur les réseaux sociaux. Dès lors, « on ne peut pas déterminer exactement combien de personnes ont vu cette infox, ni combien l’ont lue en entier. » De plus, les médias numériques effacent les frontières nationales, pourtant importantes pour comparer ce cas avec le premier. Pour combler ces lacunes, Margaret Van Heekeren a fait recours à d’autres recherches sur ce sujet.

Ce que la comparaison nous dit

A la lumière de ces limites, qu’est-ce que cette comparaison nous dit ? L’histoire de l’usine à cadavres a été publiée dans les médias mainstream, ce qui lui a permis de prendre de l’ampleur. Elle a été reprise par plusieurs journaux anglais et étrangers, notamment en Australie, aux Etats-Unis et même en Chine.

En se basant sur les données évoquées plus haut, la chercheuse estime que cette histoire a touché 6,9% de la population totale des trois pays analysés. Si l’on considère qu’il s’agit d’un chiffre très prudent, « son impact réel aurait été beaucoup plus large ».

La fake news sur Trump et le pape a massivement circulé une fois publiée sur Facebook, d’où elle n’est jamais sortie. Selon les calculs de l’autrice de l’étude, elle a touché 4,7% de la population des trois pays.

D’un point de vue purement quantitatif, on voit que l’histoire de l’usine à cadavres a eu un impact plus large que l’infox de 2016, sans considérer que le pourcentage de 6,9% est probablement trop bas. Au-delà des chiffres, la différence au niveau de l’émetteur est fondamentale : dans le premier cas, la fake news est diffusée par la presse officielle, alors dans le deuxième elle circule à l’intérieur de communautés dans un réseau social. « Si l’on considère l’autorité de la presse en 1917 par rapport à la crédibilité de Facebook en 2016, on peut penser qu’un nombre bien plus important de personnes aurait cru la première histoire par rapport à la deuxième », résume Margaret Van Heekeren.

La dimension temporelle apporte un élément supplémentaire. L’authenticité de l’histoire de l’usine à cadavres est mise en cause dans la presse six mois après la première publication, alors que le Parlement anglais ne l’a déclaré officiellement fausse qu’en 1925. En 2016, le site de fact-checking Snopes a démenti la véracité de la nouvelle dans les jours qui ont suivi sa publication.

Un autre regard sur les réseaux sociaux

Cette comparaison permet de nuancer les accusations portées aux médias sociaux et à l’actuel écosystème numérique en matière de prolifération des fake news. Si la surabondance des informations circulant sur internet alimente la désinformation, elle fournit en même temps une infinité d’avis discordants, là où les lecteurs de 1917 ne disposaient que d’une source d’information unique.

Il n’empêche que la situation actuelle reste problématique, la désinformation persiste et semble s’aggraver. L’étude de Margaret Van Heekeren ne nie pas ces difficultés, mais fournit un point de vue qui diffère de la rhétorique dominante en matière de désinformation. Cette étude est donc utile pour montrer que, « premièrement, les fausses nouvelles d’aujourd’hui ne sont pas exceptionnelles lorsqu’on les examine dans une perspective historique et que, deuxièmement, l’écosystème numérique contemporain offre un environnement médiatique préférable, bien que toujours problématique, pour la réduction des fausses nouvelles par rapport à celui de l’ère pré-digitale. »

Cet article est publié sous licence Creative Commons (CC BY-ND 4.0). Il peut être republié à condition que l’emplacement original (fr.ejo.ch) et les auteures soient clairement mentionnés, mais le contenu ne peut pas être modifié.

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