Les pressions sur le journalisme menacent le droit du public à être informé

17 mai 2019 • Déontologie et qualité, Récent • by

Patrick Eveno, président de l’Observatoire de la déontologie de l’information (ODI)

L’information est mise en cause. Cette phrase résume l’inquiétude de Patrick Eveno, président de l’Observatoire de la déontologie de l’information (ODI) en France, une association qui regroupe journalistes, éditeurs et publics. Dans son dernier rapport annuel, il fait état des nouvelles dispositions législatives jugées préoccupantes pour la liberté de la presse et présente sa traditionnelle veille déontologique. Mais surtout, cette année, l’ODI recense et décrit les multiples formes qu’ont pris la méfiance et les pressions envers les médias et journalistes en France, notamment via le mouvement des « Gilets jaunes », et rappelle les dangers de ces attaques sur la démocratie. La création d’un Conseil de déontologie qui puisse recueillir les plaintes du public est à l’étude.

Les médias et les journalistes sont menacés. Ils ont été, en 2018, la cible d’attaques et de violences verbales, voire physiques, notamment des « Gilets jaunes ». Entre intimidations et agressions, en passant par des « mouvements de blocages pour empêcher la parution des quotidiens », ce mouvement a franchi les limites, selon le rapport 2019 de l’Observatoire de la déontologie et de l’information (ODI), présenté en mars lors des Assises Internationales du journalisme à Tours.

La classe politique a elle aussi exercé des pressions sur les médias. Ne serait-ce que Jean-Luc Mélenchon, président du groupe La France Insoumise, lorsqu’il écrivait en février 2018 : «[…] la haine des médias est juste et saine », ou encore Emmanuel Macron, président de la République française qui, en juillet dernier, déclarait : « Nous avons une presse qui ne cherche plus la vérité ». Ces deux exemples figurent parmi les nombreux autres cas méticuleusement documentés par l’ODI, qui s’inquiète pour « le droit du public à être informé ». Pour son président, le professeur Patrick Eveno, le problème est loin d’être nouveau, mais la situation s’est particulièrement aggravée en 2018. La volonté de surveiller, mais surtout de contrôler « la fabrication et la diffusion de l’information » et donc, d’influencer à travers les médias l’opinion publique, a tendance à s’accentuer, explique le spécialiste des médias, que nous avons interrogé.

EJO : Le rapport de l’Observatoire commence ainsi : « Un vent mauvais souffle sur le journalisme ». Qu’entendez-vous par là ?

Patrick Eveno : Depuis quelques années, un certain nombre d’institutions, de groupes sociaux, de partis et d’hommes politiques tentent de décrédibiliser l’information en lui faisant violence verbalement et parfois physiquement. Il y une volonté d’en finir avec une certaine forme de démocratie.

Menacer le journalisme c’est menacer la démocratie ?

Le journalisme, les médias et la liberté de la presse sont nés en même temps que la démocratie. Ils sont complètement liés depuis le XIXe siècle jusqu’à nos jours. Un certain nombre d’opposants ont bien compris que pour abattre la démocratie, il faut abattre l’information. C’est ce qui se passe en ce moment. On voit bien les tentatives des dictatures et des démocratures ­– ces hommes politiques élus sous des apparences démocratiques, sans vraiment qu’il y en ait une, comme la Russie de Vladimir Poutine ou la Turquie de Recep Tayyip Erdogan. Toutes ces personnes veulent une chose : abattre l’information et donc la démocratie, notamment en Europe.

Le rapport annuel déplore les « pressions sur l’information » : pouvez-vous nous en donner des exemples ?

Il existe des pressions faites par des hommes politiques, qui veulent en finir avec la liberté et le droit du public de s’informer. Par exemple Jean-Luc Mélenchon, Marine Le Pen et même parfois Emmanuel Macron. Les partis politiques, mais aussi les groupes sociaux, comme les « Gilets jaunes » ne supportent pas la façon dont les médias les traitent. Et puis cette violence, toujours plus importante, on la retrouve aussi dans les entreprises, lors de procès bâillons visant à dissuader les médias d’enquêter sur eux ou encore dans certains clubs de sports.

Cette pression a toujours existé. Qu’est-ce qui caractérise la situation actuelle ?

Elle a pris une ampleur très importante depuis deux ou trois ans. Je crois que la diffusion virale par les réseaux sociaux et le verrou qui a sauté avec le Brexit et surtout avec l’élection de Donald Trump ont fait qu’un certain nombre de personnes se croient « tout permis ». Bien sûr, tout le monde peut être critiqué : les médias, les journalistes, les universitaires, les concierges… Ce n’est pas le problème. Cependant, aujourd’hui, il y a une volonté de détruire l’information libre et le droit du public à être informé. On veut orienter l’information de façon à en faire quelque chose au service de son propre camp et de sa propre idéologie.

Dans quelle mesure la profession est-elle responsable, voire coupable, de cette méfiance ?

Ici, c’est l’information et le droit du public à être informé qui sont victimes. En fait, c’est le public lui-même qui est victime. Si cela continue de cette manière, il n’y aura plus d’information fiable qui permette au public d’éclairer son propre débat intérieur. On peut toujours critiquer les médias en disant qu’ils ont mal fait ci ou mal fait cela ou encore qu’ils n’ont pas rendu compte de l’évènement comme il le fallait.  Mais ce n’est pas eux qui ont la volonté de détruire l’information.  Aussi, je n’aime pas le terme de coupable : cela voudrait dire que les journalistes l’ont bien cherché. Par exemple, la jeune fille qui a été violée, car elle avait une jupe trop courte. Vous pensez qu’elle l’a cherché? Non, je suis totalement en désaccord avec ça.

Que faut-il faire pour retrouver la confiance ?

Essayer au maximum de dialoguer avec le public. C’est pour cette raison qu’avec l’Observatoire de la déontologie et de l’information, nous voudrions créer un conseil de déontologie journalistique pour recueillir les plaintes du public, qu’il puisse les instruire et qu’il puisse faire la lumière sur un certain nombre de choses. Il y a des conseils de presse dans beaucoup de pays, mais ils doivent aussi se réformer pour élargir leur champ d’action.

En Suisse, il existe un conseil de presse, mais la méfiance envers les journalistes est aussi une réalité.

En Suisse, le conseil de presse refuse de s’élargir aux réseaux sociaux et il a tort.  En fait, il y a véritablement un combat à mener pour montrer que l’information avec un grand I existe, mais ne pas oublier que la liberté d’expression est présente :  dans ce cas-là, tout le monde a le droit de dire des bêtises, comme de dire que la terre est plate. Il faut juste différencier l’information fiable et « sourcée » de la liberté de dire tout et n’importe quoi.

Quel intérêt pour un conseil de presse de s’élargir aux réseaux sociaux ?

Il me semble que les conseils de presse existants restent un peu frileux sur les réseaux sociaux : dans une large mesure, ils demeurent ancrés dans le XXe siècle. Or, à l’avenir, un conseil de presse devra forcément prendre en compte les réseaux sociaux (à savoir que pour les publications internet des médias professionnels, c’est déjà le cas). Toute la question est de savoir comment. Il n’est pas question de multiplier la vérification de type « fact checking », des médias professionnels s’en chargent déjà; il n’est pas question de dire le bien ou le mal, le vrai ou le faux, etc. En revanche, il faut répondre aux interrogations des publics, qui affirment « on ne parle pas de tel ou tel sujet » ou tel ou tel sujet n’est pas correctement traité. Il faut répondre en expliquant ce qu’est une ligne éditoriale, un choix rédactionnel, le croisement des sources, la démarche professionnelle, etc. C’est ainsi que les médias professionnels se démarqueront de ce qui circule sans régulation ni contre-feux. Enfin, un conseil de presse n’a pas à « évaluer » les journalistes, pas plus sur les réseaux sociaux que sur les médias installés, en revanche il peut se prononcer sur le respect des règles de l’art et de la déontologie par les journalistes et les médias. Mais tout cela est hypothétique, car c’est le conseil de presse lui-même qui définira le champ de ses interventions.

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1 Responses to Les pressions sur le journalisme menacent le droit du public à être informé

  1. Malika dit :

    Great info, thank you.

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