De la périphérie au centre des rédactions, le rôle de chargé des réseaux sociaux est devenu de plus en plus important dans le positionnement des médias d’information. Son action est toutefois plus complexe qu’il n’y paraît et se trouve au cœur des logiques éditoriales, marketing et participatives.
Community manager, social media editor, journaliste participatif, les qualificatifs sont nombreux pour identifier la personne qui gère la présence d’un média sur les réseaux socionumériques (RSN). Ses tâches sont plurielles, mais c’est surtout leur mise en pratique, au quotidien, qui peut varier d’un média à l’autre. Une enquête[1] auprès de ces professionnels dans onze rédactions françaises d’information nationale (presse écrite, radio, télévision et numérique) met en évidence que, derrière une définition apparemment assez homogène, le chargé des RSN compose en permanence avec diverses logiques, conjuguant impératifs éditoriaux, considérations marketing, et velléités participatives du public. Pivots de la stratégie de développement du média sur le web, cette fonction souffre toutefois d’un manque de reconnaissance des autres journalistes, qui voient certaines attributions du chargé des RSN comme des écarts de la mission première du journalisme. Ce constat, corrélé aux changements constants du secteur qui rendent difficile la gestion quotidienne des réseaux socionumériques, peut expliquer le turnover important que semble connaître cette fonction au sein des médias.
Une définition homogène de l’activité
Si toutes les personnes que nous avons rencontrées sont rattachées à la rédaction et travaillent sous la supervision d’un rédacteur en chef, elles ont des profils différents qui vont des plus journalistiques aux plus marketing, sans lien particulier avec l’intitulé de leur poste (Social Media Editor ou Community manager essentiellement). Cette recherche de profil spécifique lors du recrutement est assumée par les rédacteurs en chef. L’un d’eux confie : « Le problème dans la presse aujourd’hui est que souvent des journalistes – qui n’ont qu’une envie : écrire des articles – prennent les postes de community manager en se disant qu’au moins comme ça ils entrent dans une rédaction. Du coup, ce sont des community managers un peu contrariés, qui à chaque moment veulent écrire un papier. Moi, je voulais quelqu’un qui soit un pur community manager, […] quelqu’un qui n’ait pas peur de l’audience, qui ait une sensibilité à faire des choses pour être lus. […] Il y a donc un aspect un peu data de voir ce qui marche et ce qui ne marche pas. »
Au-delà des profils, la définition de leur métier par les acteurs eux-mêmes nous a permis d’identifier huit types de tâches, représentées dans le diagramme ci-dessous et hiérarchisées selon la fréquence d’apparition dans les entretiens.
Les trois tâches systématiquement citées relèvent de la valorisation (choisir les contenus du média mis en ligne sur les diverses plateformes), l’édition (l’adaptation des contenus en retravaillant la titraille et les illustrations) et la planification (la programmation des moments de publication sur les RSN). Ces trois tâches constituent ainsi le socle commun de compétences de toutes les personnes rencontrées lors de cette étude, représentant la base minimale de leur cahier des charges.
Les autres activités sont parfois plus spécifiques à tel ou tel profil. L’interaction avec les publics et l’analyse des données d’audience sont assez largement représentées au sein de notre échantillon. Trois tâches sont en revanche plus minoritaires : la veille (afin de détecter des sujets susceptibles d’être traités par la rédaction), la forma(lisa)tion (conception de chartes et documents de cadrage voire de formations à destination de la rédaction), et enfin la production de contenus spécifiques aux plateformes, une activité qui tend toutefois à se développer plus fortement avec l’essor des formats natifs (produits spécifiquement pour les plateformes tierces).
Si ces activités sont réalisées en suivant une ligne éditoriale, il y a peu (voire pas) de contrôle au quotidien et, dans tous les cas, pas de validation préalable des publications par les supérieurs hiérarchiques. Comme l’affirme une community manager: « Franchement, on ne s’interdit rien. On n’a pas de règles très fixes, on est très flexibles. »
Trois logiques structurantes : gatekeeping, marketing et participative
Notre analyse a mis en évidence qu’au-delà d’une définition assez homogène des huit tâches caractérisant l’activité de responsable des RSN et d’une apparente autonomie dans leur accomplissement au quotidien, des logiques structurent les marges de manœuvre de chacun, en cohérence avec l’ADN du média – sa ligne éditoriale, son histoire, sa nature, son ancienneté, son organisation et sa stratégie numérique.
La logique telle que nous la définissons doit s’entendre comme un cadre d’action qui oriente les tâches du chargé des RSN et leur donne un sens spécifique. Elles sont incarnées et garanties par le rédacteur en chef (supérieur hiérarchique du chargé des RSN) mais ne sont pas, dans la grande majorité de cas, « imposées » de manière formelle. Elles sont plutôt un « ordre négocié » – selon l’approche d’Anselm Strauss (1992) – entre les contraintes structurelles propres à une organisation et les marges de manœuvre individuelle. En ce sens, elles guident – et sont en retour façonnées par – les pratiques des acteurs, permettant aux logiques de se renforcer ou de se transformer dans le temps.
- La logique de gatekeeping (en référence au “processus de sélection, écriture, édition, positionnement, programmation, répétition, et finalement de transformation de l’information pour qu’elle devienne une actualité” défini par Shoemaker, Vos et Reese), ou logique éditoriale, consiste à choisir, parmi les contenus produits par la rédaction, ceux qui méritent d’être valorisés.
L’inscription dans la ligne éditoriale du média en est une composante importante. Souvent, le responsable RSN réplique l’activité web du média, en la conciliant avec les impératifs (de format, de périodicité, de nombre de publications, etc.) de chaque plateforme.
- La logique marketing explore les RSN comme une opportunité de générer des revenus. Elle exploite notamment les métriques produites par les plateformes en vue de générer un maximum d’ »engagement” (nombre de likes, commentaires, partages, etc.). Avec cette logique, les choix sont faits en essayant de répondre à une demande : l’attente des usagers, établie à partir des succès quantitatifs des articles et des “opportunités” de rentabilité.
L’organisation traditionnelle des médias, différenciant l’éditorial du marketing et commercial et le mur symbolique érigé entre ces pôles, a mené à une séparation que les journalistes souhaiteraient hermétique. Cependant, la gestion des plateformes articule ces activités naturellement, en croisant la définition d’une stratégie éditoriale (qui relève plutôt de la rédaction en chef), son opérationnalisation quotidienne (à travers les chargés des réseaux socionumériques) et l’évaluation de son succès à l’aide des mesures d’audience.
- La logique participative est basée sur l’une des prérogatives traditionnelles du community manager : l’interaction avec les internautes. Elle s’appuie sur les liens créés entre le média, les journalistes et les publics, s’inscrivant dans la tradition (et les aspirations parfois déçues) du journalisme participatif.
Si, dans 9 des 11 médias étudiés, les chargés des réseaux socionumériques ont fait référence à cette mission, seuls trois l’ont présentée comme un pivot essentiel de la relation entre les journalistes et les publics. Une des rédactions a même créé un département « participatif et réseaux sociaux » et désigne sous le terme de « journalistes participatifs » les personnes en charge des RSN. Ceci traduit la complète intégration de la gestion des plateformes à la stratégie de développement du média et la considération de l’interaction avec les lecteurs comme une source d’enrichissement du travail journalistique.
Les logiques à l’œuvre : mises en pratique et tensions
La mise en évidence de ces logiques peut nous conduire à définir plus finement les tâches constituant le périmètre de l’activité du chargé des RSN. Car finalement, une même tâche sera accomplie selon des objectifs fort différents d’un média à l’autre, en raison de la logique dominante à laquelle il se réfère.
Prenons l’exemple de trois tâches largement citées par les responsables des RSN interrogés : la valorisation, l’édition et l’analyse. Comme le montre le tableau ci-dessous, chacune de ces tâches est menée selon une perspective différente voire distinctive selon que le chargé des RSN est soumis à une logique gatekeeping, marketing ou participative.
Si les logiques sont rarement exclusives, leur articulation reflète des complémentarités mais aussi des négociations et tensions immanentes au rôle des chargés des réseaux socionumériques, ce qui montre aussi la plasticité de cette fonction au sein des rédactions.
A titre d’exemple, les logiques gatekeeping et marketing sont souvent combinées pour répondre à des besoins parfois antagoniques. Ainsi, un média ne peut guère publier ses contenus sur une plateforme sans tenir compte de ses contraintes et spécificités, à commencer par le jeu des algorithmes de sélection des contenus. A l’inverse, un chargé des réseaux socionumériques au sein d’un média peut difficilement faire fi de la ligne éditoriale de ce dernier pour n’opérer ses choix qu’en fonction des statistiques d’audience. Concilier dimensions marketing et éditoriale constitue un équilibre délicat que les personnes interrogées surmontent en mettant l’accent plutôt sur l’une ou l’autre des logiques.
La gestion des réseaux sociaux : une activité encore peu stabilisée
La gestion des RSN est également une activité professionnelle encore peu stabilisée. Cela s’explique de diverses manières, mais notamment par les fluctuations d’un secteur qui fait peser sur les médias diverses contraintes et injonctions. Les rédactions doivent, de leur côté, concilier leurs intérêts et leur positionnement éditorial avec les impératifs des plateformes (par exemple, produire tel type de contenu – vidéo, live, story, ou encore privilégier tel type de sujet léger source de davantage d’engagement). « Je n’ai pas envie que [Facebook] devienne une espèce de boussole qui me dise ce qu’il faut que je fasse. […] Cela pourrait être une façon de travailler si on savait comment ça marche, si on en avait des certitudes. Mais on n’en a aucune. » confie un responsable des RSN. Dans ce contexte, les médias tâtonnent, testent voire expérimentent et s’adjoignent les services de community managers ou social media editor dont les compétences excèdent parfois le périmètre journalistique.
Leur action, corrélée à la stratégie de développement numérique du média, peut toutefois connaître des changements de cap radicaux, comme celui survenu pour beaucoup de médias en 2018 lorsque leur présence sur les fils d’actualité de Facebook a décru de manière drastique, à la faveur d’un changement d’algorithme. Beaucoup ont alors réalisé qu’une stratégie de type clickbait, visant à engranger un maximum de clics sur Facebook, n’était plus pertinente. Ainsi, les trois logiques présentées dans cet article peuvent être sujettes à évolution ou changement que les médias cherchent toutefois à penser en cohérence avec leur ADN, leur ligne éditoriale, leur organisation, etc.
Dans ce contexte mouvant, la question de la stabilité professionnelle des chargés de RSN se pose. Une année après notre enquête, un tiers des personnes interrogées ont quitté leur poste et souvent leur média. Ceci est une indication de la complexité de la gestion de cette fonction qui, bien que centrale, ne bénéficie guère d’une grande considération de la part des autres journalistes, notamment du fait des différentes logiques à faire cohabiter qui peuvent parfois être perçues comme des dévoiements de la mission première du journaliste.
Les résultats présentés ici, ainsi que l’analyse complète de cette recherche ont été publiés dans Pignard-Cheynel, N., & Amigo, L. (2019). Le chargé des réseaux socio-numériques au sein des médias : entre logiques gatekeeping, marketing et participative. Réseaux, 1(213), 139-172.
Notes
[1] Notre travail de terrain a été réalisé entre décembre 2016 et mars 2017, dans le cadre du projet de recherche Info-RSN (« Circulation et partage des informations sur les réseaux socionumériques et transformations du journalisme »). Au total, 15 entretiens semi-directifs auprès des personnes en charge des RSN (que ce soit pour la gestion opérationnelle ou la réflexion stratégique) ont été menés.
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