Dans la mutation de l’écosystème médiatique, quels sont les enjeux du renouvellement? Nouveaux usages, maximisation des audiences, valeur ajoutée et variété des publics sont au cœur de la réflexion, analyse le sociologue et spécialiste des médias Jean-Marie Charon. Il ausculte ici la multiplication des expériences et des initiatives autour desquelles se développe une nouvelle offre de médias d’information qui rompt avec le modèle traditionnel, dont le déclin semble aussi brutal qu’inexorable.
Les médias sont au cœur d’une mutation dont l’ampleur et la durée ne semblent pas avoir d’équivalents. Les modèles économiques qui avaient permis l’émergence des médias de masse, aussi bien qu’une grande diversité de publications spécialisées sont désormais arrivés à épuisement ou brutalement brisés. Le numérique, comme les supports traditionnels voient leurs entreprises s’engager dans une grande diversité d’approches et d’expériences desquelles pourraient bien naître les germes de nouveaux modèles. C’est en tout cas ces germes que ce texte tente d’identifier.
Modèles économiques historiques
Pour prendre la mesure de la rupture qui s’opère dans l’économie des médias, il faut se souvenir que les mass media sont issus de l’invention progressive de modèles économiques mixtes – tout au long du XIXe puis du XXe siècle.
Pour la presse écrite, très tôt, un complément fut trouvé auprès d’annonceurs à l’achat par le lecteur. Il ne s’agissait alors essentiellement que d’annonces pour des publications diffusées en faible volume. C’est l’invention de la publicité commerciale – la réclame – qui permit la diffusion de masse, par l’abaissement radical du prix de vente au lecteur et le développement de la vente au numéro. Un idéal sans doute assez théorique conduisait à parler d’une contribution à part égale des annonceurs et des lecteurs, à 50-50.
Dans l’audiovisuel, une autre forme de mixité devait se faire, en s’enrichissant dans le dernier quart du XXe siècle. L’économie de la radio, puis celle de la télévision, reposèrent très tôt sur la publicité ou un financement public, parfois sur une combinaison des deux selon les régimes choisis par les pays. La pay TV, que ce soit au travers d’abonnements au câble, au satellite, voire à des chaînes cryptées (Canal+ en France par exemple) devait encore enrichir le mode financement de ces médias.
Ce sont ces deux modèles « historiques » qui permirent le développement de médias grand public ou mass media, soit des contenus fédérateurs, pour le public le plus large possible.
La rupture intervient dans la dernière décennie du XXe siècle
La rupture qui intervient dans la dernière décennie du XXe siècle a plusieurs origines. La première est technologique et découle de la diffusion du numérique, tant dans la production que dans la réception de l’information. La seconde, moins souvent évoquée, est sociologique : au risque de schématiser, cette rupture s’enracine dans le déclin du collectif, au profit de la montée de l’individu.
Un ensemble de nouveaux paramètres viennent déstabiliser les anciens modèles économiques : la gratuité des contenus numériques, héritée des milieux académiques et de la contre-culture nord-américaine (comme l’a décrit Dominique Cardon[1]), la fragmentation des publics, l’effondrement des ressources publicitaires et l’entrée en lice des géants d’Internet, qui s’intercalent entre les médias et leur public (les « infomédiaires », comme les ont appelés Franck Rebillard et Nikos Smyrnaïos[2]).
Il est possible d’avancer ainsi l’idée d’un déclin des mass médias, certes à des degrés divers, en même temps que s’affirme toujours le poids et le rôle des intermédiaires, qui siphonnent notamment la ressource publicitaire. Le phénomène est particulièrement prononcé pour la presse écrite et singulièrement pour les quotidiens dont les modèles sont gravement dégradés et déstructurés. C’est ainsi que, pour la France, entre 2007 et 2015, le chiffre d’affaire de la presse écrite recule de 10,8 à 7,5 milliards d’Euros. Pour prendre la mesure du phénomène et la rapidité que connaissent les baisses de ressources, rappelons que – toujours pour la France – en 2017, la baisse du chiffre d’affaire publicitaire était de 7,4% [selon l’IREP], alors que la diffusion avait reculé de 3,1% [selon l’ACPM].
Chasse aux coûts
L’effondrement simultané et à un rythme extrêmement rapide des ressources venant de la publicité et du public (abonnements, vente au numéro) conduit les entreprises à s’engager dans une course sans fin ayant pour objet la diminution des coûts. Tout y passe, qu’il s’agisse des locaux historiques situés parfois en centre-ville, en passant par les services administratifs, certains moyens techniques, etc. Cette chasse aux coûts n’épargne pas les rédactions, avec la multiplication de plans sociaux, le non remplacement des départs en retraite, etc.
Aux États-Unis, la décennie 2000 est marquée par la diminution de l’ordre de 30% du nombre de journalistes. Dans une étude récente, le Pew Research Center montre que le phénomène se poursuit, puisque de 2008 à 2017 le nombre de journalistes aurait encore diminué de 23%, ce chiffre atteignant 45% pour la presse écrite[3]. Pour l’Espagne, dans une communication à la Conférence nationale des métiers du journalisme, Cristina Rivas parlait également d’une diminution de l’ordre de 30% du nombre de journalistes[4]. En France, les chiffres sont moins vertigineux, mais le « Baromètre de l’emploi », présenté chaque année lors des Assises du journalisme, fait apparaître un recul d’un peu plus de 6% des effectifs de journalistes entre 2009 et 2017.
De moins en moins de journalistes
Quelles voies s’esquissent pour dépasser la rupture des modèles économiques des médias ? Il n’y a certainement pas encore de modèles, en revanche la multiplication des expériences et initiatives constitue une intéressante boite à idées.
Le premier enjeu était évoqué plus haut ; il concerne les effectifs des rédactions. Une tendance se dessine clairement, au moins à court terme : c’est la diminution du nombre de journalistes. Il y a globalement moins de journalistes, alors même que ceux-ci travaillent sur davantage de supports et formats (numériques et imprimés), avec des amplitudes horaires en extension. Se pose donc là un problème de fragilisation de l’information. Or celle-ci se produit au moment où le public est plus éduqué et plus exigeant, notamment en matière de fiabilité, d’expertise, de hiérarchisation et de respect des personnes[5]. Elle se produit aussi au moment où la question des « fake news » se pose avec acuité, notamment avec la montée d’une recherche d’information « horizontale », qui consiste notamment à s’appuyer d’abord sur les médias sociaux ou les moteurs de recherche pour entrer en contact avec le monde et l’actualité.
Dans ce contexte ne doit-on pas imaginer des formes d’organisation renouvelées, comme des rédactions « ouvertes »[6] ? Cette notion d’ouverture implique la coopération avec des journalistes externes (free-lance, agences spécialisées, start-up) ; avec des professionnels et structures de professionnels non journalistes contribuant à la production de l’information (start-up de développement pas exemple ou de conceptions de contenus) ; avec des experts non journalistes (cf. la plateforme de blog du Temps par exemple ou des sites tels que The Conversation ou AOC). « Ouvrir » les organisations des rédactions passe également par des formes de mutualisation entre celles-ci, à l’image de l’ICIJ ou de Forbidden Stories et son « Projet Daphne », dans le domaine de l’investigation.
Sans faire l’impasse sur ces nouvelles organisations, des entreprises de presse font aussi le pari d’un développement qui implique de renforcer leurs rédactions sur des compétences précises. C’est en tout cas ce que révèlent les expériences de journaux aussi différents que le Washington Post et Le Monde. Dans les deux cas, un actionnariat nouveau[7] fait le pari du développement par le renforcement et la diversification de leur offre d’information, avec embauche de journalistes (et autres contributeurs à la production d’information) et des résultats intéressants tant du point de vue de l’audience, des abonnements, que de l’équilibre des comptes. Pour rappel, entre 2010 et 2017 l’effectif de la rédaction du Monde est passé de 310 à 430 journalistes.
Maximisation des audiences
Le second enjeu est lié aux stratégies de maximisation des audiences. Ces stratégies reposent sur l’information de flux, une narration valorisant les informations les plus attractives et spectaculaires. Elles passent de plus en plus par un investissement des réseaux sociaux, avec une attention particulière aux réseaux les plus fréquentés par les publics jeunes (Snapchat, Instagram, etc.). Aujourd’hui, la très grande majorité des médias, notamment les titres de presse qui avaient investi cet axe de développement, ont compris qu’il n’était économiquement valorisable que pour les plus puissants. Le Guardian par exemple mise sur le marché anglophone mondial. Pour tous les autres, l’approche gratuite n’est qu’un point d’entrée pour une approche payante, vers les paywall ou la partie service et information de base (d’utilité publique) dans le cadre d’une approche freemium.
Il n’en reste pas moins que pour rester dans la course de la compétition sur les audiences – où seuls les tout premiers ont des chances d’intéresser les annonceurs – il faut monter en puissance. Cela implique des actionnaires puissants, en même temps qu’une course à la taille qui ne peut que se poursuivre. Il est notable d’ailleurs que dans cette course à la taille, les actionnaires, issus de l’univers des télécommunications, de l’informatique ou d’Internet, sont de plus en plus présents –comme en France avec Xavier Niel (groupe Le Monde) ou Patrick Drahi (Altice, NextRadioTV, L’Express, Libération).
Cela pose avec acuité la question des limites à la concentration des moyens d’information dans les sociétés démocratiques. D’autant plus lorsque les nouveaux intervenants sont des groupes aux activités mondialisées. les États paraissent de plus en plus démunis pour imposer une régulation à ce niveau.
Monétisation d’une information à valeur ajoutée
Le troisième enjeu concerne aujourd’hui la très grande majorité des médias d’information, pour qui l’information de flux ne peut jouer qu’un rôle marginal (par exemple Le Temps cité plus haut) ou nul (Mediapart, Contexte.fr, etc.) dans leurs revenus. Il peut être qualifié de stratégie de « monétisation » auprès du public lui-même. Or cette monétisation passe nécessairement par une information dite « à valeur ajoutée », puisque toute information de base, disponible gratuitement partout, n’a aucune chance d’être monétisée, hors des plus grosses audiences, comme cela vient d’être évoqué.
Le défi est ici d’identifier et d’expérimenter ce qu’est cette « information à valeur ajoutée ». Intuitivement et au travers des observations des nombreuses approches à l’œuvre, elle semble être une combinaison entre l’expertise, la compétence traditionnelle des journalistes et de nouvelles formes de narrations et pratiques de traitement de l’information – à condition de faire l’objet d’un investissement important, qu’il s’agisse d’enquêtes, de reportages, d’interviews, de dossiers spécialisés, etc…
Parmi les nouvelles formes de narrations figure bien sûr la vidéo, mais aussi des démarches telles que les serious games. Dans les modes de traitement émergent aujourd’hui le fact checking ou l’investigation à partir des données – le « data journalisme ». Le chantier de l’innovation – concernant la forme comme le fond – est devenu ici crucial. Dans les faits, ces stratégies font converger la grande majorité des projets vers des médias de niche s’adressant à des publics ciblés.
Engagement financier du public
Le quatrième enjeu concerne précisément l’engagement des publics. Celui-ci vient d’être évoqué à propos des médias reposant sur l’information à valeur ajoutée. Jusqu’à quel point cet engagement peut-il revêtir une dimension financière ? Et surtout, dans quelles proportions ? Dans nombre de pays, il y a là des chantiers et pistes juridiques à investiguer. Faut-il faire confiance au mécénat, aux fondations voire à des statuts juridiques qui donneraient au public s’engageant financièrement une place dans la gouvernance, comme le suggère Julia Cagé, avec les « fonds de dotation » et les « sociétés de médias » ? Une observation précieuse est cependant fournie par Rodney Benson de l’Université de New York : le crowdfunding sur lequel s’appuient des sites tels que ProPublica aux Etats-Unis peut financer des enquêtes ou des dossiers ponctuels, voire amorcer des financements de futurs médias[8]. En revanche, il ne suffit pas à ce jour pour faire vivre des rédactions.
Une recherche d’information « horizontale »
Un cinquième enjeu découle du développement de la recherche d’information horizontale – via moteurs de recherches et réseaux sociaux –, déjà évoqué à plusieurs reprises. Du point de vue de l’information elle-même de sociétés démocratiques, se pose ici la question de la capacité des médias d’information à s’affirmer comme crédibles et dignes de confiance. C’est-à-dire comme une référence en matière de qualité du traitement de l’actualité et des sujets de préoccupation du public.
Du point de vue du financement de cette information, ce mode de recherche, qui suppose plutôt une logique verticale reposant sur le modèle traditionnel (à chacun son ou ses médias). Dans ce cas, des dispositifs et plateformes sont à imaginer qui favoriseraient le micro-paiement simplifié (par des cartes prépayées par exemple). Ces approches se font jour, à commencer par Blendle, apparu aux Pays-Bas et qui a recueilli les financements de Springer et du New York Times. Il semble cependant que des progrès doivent encore être accomplis techniquement et commercialement pour que ce type de solution ait des chances de voir le jour et s’impose comme une option crédible pour de larges publics, à commencer par les plus jeunes.
Quelle offre pour les publics populaires ?
Le dernier enjeu est sans doute le plus brûlant pour les démocraties. Il peut être formulé sous la forme d’une question : quelle offre en direction des publics populaires ? L’ensemble des enjeux précédemment évoqués révèle que l’offre d’information, y compris gratuite, se recentre toujours plus sur les publics les plus disponibles à des approches de niche: éduqués, solvables, engagés dans la cité. Ce sont eux qui par ailleurs peuvent faire l’effort financier nécessaire, que ce soit en amont (via le crowdfunding) ou en aval (abonnement).
Simultanément, les indications d’audience des médias populaires généralistes vont toutes dans le sens d’une rétractation. Le Bild a ainsi perdu 2,8 millions d’acheteurs[9]. En Suisse, Blick a vu ses ventes reculer de 380’000 à 140’000. TF1, la chaîne française leader, a vu son audience reculer de 10% dans la décennie 2000[10]. Le risque pointé par une étude du ministère de la culture français[11] est celui de voir une frange du public cumuler toujours plus de moyens d’information et de pratiques culturelles, alors qu’en parallèle les publics populaires devraient se contenter des chaînes généralistes grand-public, ainsi que de réseaux sociaux, fussent-ils des canaux mélangeant nouvelles validées et fake news.
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[1] D. Cardon, La démocratie Internet – Promesses et limites, La République des idées – Seuil, Paris, 2010, D. Cardon et F. Granjon, Médiactivistes, Les Presses SciencesPo, 2010.
[2] Franck Rebillard et Nikos Smyrnaïos, Les infomédiaires au cœur de la filière de l’information en ligne. Les cas Google, Wikio et Paperblog. Réseaux n°160 – 161. Paris, 2010.
[3] Paul Boulben, « Saignée dans la presse américaine », les Echos, 31.07.2018.
[4] Cristina Rivas, « Un regard sur le journalisme en Espagne aujourd’hui », in JM.Charon & J.Papet, Le journalisme en question – Réponses internationales, L’Harmattan, 2014.
[5] Jean-Marie Charon, « Les journalistes et leur public – le grand malentendu », Vuibert, 2007.
[6] Jean-Marie Charon, « Rédactions en invention », Uppr, 2018.
[7] Doit-on faire un lien avec le fait que Jeff Bezos et Xavier Niel parmi ces nouveaux actionnaires sont issus de l’univers de l’Internet et des télécommunications ?
[8] Les plateformes Ulule ou KissKissBankBank ont ainsi pu apporter les fonds participants au financement de projets de lancements aussi différents que le magazine Society ou les sites LesJours, CheekMagazine ou encore LeZephyr.
[9] Entre 1999 et 2017 la diffusion du Bild Zeitung est passée de 4,4 millions à 1,6 millions.
[10] Jean_Marie Charon, « Les médias en France », La Découverte, 2014.
[11] Olivier Donnat, « Les pratiques culturelles des français à l’ère numérique – enquête 2008 », La Découverte/Ministère de la culture et de la communication, 2009.
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