Le 4 juin dernier, l’Université de Neuchâtel a décerné le titre de doctorat Honoris Causa au professeur Robert G. Picard. Cet éminent chercheur américain est réputé pour ses travaux sur les enjeux économiques des entreprises médiatiques. Cette rencontre a été l’occasion pour trois étudiants en Master à l’Académie du Journalisme et des Médias de s’entretenir avec le spécialiste à propos des bouleversements digitaux qui affectent le métier de journaliste
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Les journalistes font face à une digitalisation croissante qu’ils ne maîtrisent pas. Il s’agit même du changement fondamental le plus récent dans l’industrie médiatique au cours des 150 dernières années. Une mutation extrêmement importante, selon le chercheur américain Robert Picard, considéré comme le père des études en économie des médias.
Un combat perdu d’avance ?
Dans cet écosystème numérique en pleine transformation, comment les professionnels de l’information peuvent-ils obtenir un avantage concurrentiel durable, notamment face aux réseaux sociaux ? Pour Robert Picard, la réponse est simple : « Tant que les plateformes n’établissent pas des règles équitables entres elles et ceci, sans exploiter les producteurs d’information [journalistes, éditeurs, etc.], je doute que les organisations journalistiques puissent rivaliser ». D’autant plus qu’aujourd’hui, les règles autour de ces questions sont encore floues et très difficiles à maîtriser. La preuve : comprendre quelle recette appliquer pour que l’algorithme mette en avant un article qui soit davantage lu qu’un autre est aujourd’hui bien plus difficile qu’il n’y paraît. Les algorithmes sont encore des énigmes pour les utilisateurs.
Pas question toutefois de forcer le destin. Le professeur Picard met en garde sur les dangers de la publicité numérique excessive autour d’un article ou d’un média en ligne. Certes, ce procédé peut générer du trafic, mais il peut aussi durement atteindre la crédibilité du média en question: « Les articles qui ont le plus d’impact sont peut-être lus par 10% des audiences. Mais c’est au sein de ces 10% que vous trouverez les personnes qui ont une influence sociale ou politique ». C’est pour cette raison que des contenus considérés comme plus « légers », comme les actualités sportives ou people, sont plus souvent exposés et publicisés que le reste des informations, selon Robert Picard car « les organisations médiatiques ont besoin de distribuer ce genre de contenu pour réaliser un petit bénéfice grâce aux interactions générées par des articles plus populaires ».
Le chercheur souligne enfin que les algorithmes ne sont pas aussi neutres que nous voudrions le croire. Ils ne sont certes pas politisés, mais sont façonnés pour répondre à des exigences purement économiques générées notamment par les GAFAM : « Ce sont ces organisations qui contrôlent ces structures digitales. Elles ont ainsi une mainmise sur le business-model de chaque entreprise – y compris médiatique – utilisant leur plateforme. »
Un rôle irremplaçable
L’avenir n’est toutefois pas si sombre pour les médias, rassure le professeur Picard : « Il y a toujours une bonne place pour le journalisme ». Il rappelle que le métier et son fonctionnement économique – tel qu’on le connaît – n’est vieux que d’un siècle: « Ce n’est vraiment qu’à partir du XXe siècle que la commercialisation massive d’un journal s’est mise en place, car la publicité est devenue une des sources de revenu principale des organisations médiatiques en Europe et en Amérique du Nord ». Selon Robert Picard, c’est ce modèle économique qui a, petit à petit, dénaturé l’information journalistique. Ainsi, comme l’explique le professeur, de nouvelles rubriques sont progressivement apparues – automobile, sciences, lifestyle ou encore immobilier – car la publicité voulait s’y engouffrer. « Beaucoup d’études réalisées ces 30 dernières années autour de la presse écrite montrent que seulement 15-20% des journaux d’informations produisent vraiment de l’information. Le reste n’est, en somme, que de l’écriture avec quelques fois des informations à l’intérieur ».
Cependant, Robert Picard insiste : ces écritures ne remplacent pas le journalisme. Selon lui, il y aura toujours de la place dans notre société pour de l’information centrée sur l’actualité du pays et des communautés qui la composent. Mais le problème est avant tout de nature économique, car ces informations utiles ne sont pas viables financièrement, sachant qu’elles ne concernent qu’une partie de la population – celle qui est politiquement et économiquement active. « L’autre partie de la population a tendance à ne prêter aucune attention à ces informations, mais plutôt à suivre des leaders dans lesquels ils ont foi ».
La digitalisation : un univers de possibles
Si la digitalisation représente un défi important pour le journaliste, de nombreuses opportunités sont désormais accessibles, comme l’explique Robert Picard : « Nous voyons fleurir de nouvelles pratiques comme le “neighbourghood journalism” (journalisme de voisinage) ou le journalisme ultralocal, qui se développe de plus en plus ». Pour des questions stratégiques, les journalistes devraient davantage, selon le professeur, se spécialiser autour d’une thématique (environnement, questions militaires, etc.) et apporter des contenus de meilleures qualités à leur public, mais aussi pour se démarquer au sein d’un milieu toujours plus concurrentiel.
Robert Georges Picard est un écrivain et académicien américain. Né en 1951, il est devenu l’un des principaux experts universitaires sur la question de la gestion et de la politique des médias. Il est d’ailleurs considéré comme le père des études sur l’économie des médias. Il a notamment enseigné aux universités d’Harvard et d’Oxford. Durant sa riche carrière, il a écrit plus de 32 ouvrages scientifiques. Spécialiste des défis que rencontrent les médias à l’ère du numérique, celui qui a été directeur de recherche au Reuters Institute for the Study of Journalism de 2010 à 2014 est désormais chercheur associé senior au même institut (Université d’Oxford, Angleterre), à l’Information Society Project (École de droit de l’Université de Yale, États-Unis), ainsi qu’à la Royal Society of Arts (Londres). Il a obtenu un doctorat à l’Université du Missouri, un doctorat Honoris Causa à l’Université de Navarre en Espagne et à l’Université Aristote en Grèce, et également à l’Université de Neuchâtel. Robert Picard donne des conférences dans le monde entier et conseille également, en tant que consultant et expert juridique, plusieurs agences gouvernementales américaines et européennes, ainsi que des organisations internationales et de nombreuses entreprises médiatiques.
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