En tablant sur l’héritage du fact-checking, le journalisme se cherche une nouvelle crédibilité

6 mars 2018 • Formats et pratiques, Récent • by


Issu d’une longue tradition américaine, le fact-checking ne se limite pas à l’héritage d’un principe journalistique de vérification, explique Laurent Bigot en retraçant ses formes contemporaines. Alors que le journalisme est en reconfiguration profonde, cette pratique constitue aussi un enjeu commercial et de légitimité.

Ceci est la seconde contribution dans notre série sur le fact-checking

De plus en plus de médias disposent aujourd’hui de rubriques ou de chroniques consacrées à ce que les professionnels de l’information appellent le fact-checking. Derrière l’usage actuel de cet anglicisme, se cache une pratique récente, un genre journalistique émergent, qui consiste à évaluer la véracité de propos tenus par des responsables politiques ou d’autres personnalités. Le grand public, lui, identifie davantage ce travail de vérification à travers des noms – parfois devenus de véritables marques – tels que les sites pure-players Politifact ou Fact-Check aux États-Unis, ou bien, en France, les rubriques «Désintox » de Libération, «Les Décodeurs» du Monde, suivis dès 2012 par «Le Vrai du faux» de France Info, «Le Vrai-faux de l’info» d’Europe 1, etc.

Très concrètement, le format classique et récurrent d’un article ou d’une chronique de fact-checking est généralement le suivant : «Untel a déclaré tel jour dans tel média, telle information… Eh bien c’est vrai/faux/plutôt vrai/plutôt faux, etc.» Est systématiquement associé à la citation, ainsi qu’au «verdict» donné par le ou la journaliste, un long développement, fondé sur des données (souvent chiffrées) issues de rapports et de statistiques officielles, ainsi que sur des avis d’experts ; le tout afin de proposer l’information la plus précise et juste possible. L’idée reste, à chaque fois, d’éclairer le public sur la manière dont les personnes «fact-checkées» construisent leurs discours et élaborent leurs argumentations.

Pour parvenir à leurs fins, les journalistes fact-checkers en charge de la production de ces contenus, sont missionnés pour repérer, au sein des tribunes offertes aux personnalités publiques (souvent politiques), les affirmations qui semblent se prêter le mieux à un travail de vérification, en fonction de leur intérêt propre (sujet d’actualité, polémique, etc.) et en fonction, également, de leur intérêt journalistique (occasion de faire le point sur un thème donné, thématique jugée accrocheuse, etc.). Ils doivent aussi prêter attention au caractère «vérifiable» des affirmations : s’assurer qu’ils sont en mesure de trouver, dans le temps imparti à ce travail au sein de la rédaction, un rapport officiel, des données ou des archives, par exemple, qui permettront de confirmer ou d’infirmer la citation retenue.

En France, ce travail a connu un pic conséquent autour de la campagne présidentielle de 2012, avant de s’essouffler, puis de susciter un regain d’intérêt à l’occasion de la campagne de 2017. Et c’est le quotidien Libération qui en est le pionnier, puisque ce média a créé sa rubrique «Désintox» dès 2008. Il s’agit alors pour lui de fonder un «observatoire des mensonges et des mots du discours politique», à travers un blog dédié sur le site Libération.fr et la reprise des principaux articles dans la version papier du journal.

À compter de septembre 2012, «Désintox» devient aussi un programme de télévision dans l’émission d’information «28 minutes», diffusée sur la chaîne franco-allemande Arte. La rubrique, qui ne s’intéresse qu’aux fausses déclarations, se présentait alors ainsi :

Désintox est la première rubrique française de «fact-checking». Elle relève les inexactitudes ou les mensonges délibérés dans les discours des politiques. En quatre ans, l’équipe de la rubrique a corrigé des centaines de chiffres ou déclarations, en balayant avec impartialité l’ensemble du spectre politique.

Aujourd’hui, elle se décrit plus sobrement : «Désintox débusque toutes les intox qui viennent polluer le débat public.» Le ton est donné et l’ensemble des autres médias n’ont de cesse de suivre ce modèle, avec assez peu d’originalité finalement, si ce n’est qu’ils s’intéressent indifféremment aux déclarations vraies et fausses.

Une double définition étasunienne

Il est intéressant de noter, toutefois, que le terme «fact-checking» peut désigner en réalité deux phénomènes légèrement distincts. Traduit littéralement, le fact-checking est la «vérification des faits» ou même «vérification par les faits». En ce sens, cette pratique n’a rien de nouveau, puisqu’elle renvoie non seulement à une règle du journalisme – pour ne pas dire un «commandement» – mais plus encore à une tradition du journalisme américain. En revanche, une seconde acception du terme renvoie plus précisément au fact-checking tel que pratiqué actuellement; soit une démarche journalistique, nouvelle, qui consiste à contrôler l’exactitude des informations ou la cohérence des propos délivrés par les politiques.

Deux définitions pour un même terme, donc, mais une seule origine géographique et socioprofessionnelle, du côté du journalisme américain. D’ailleurs, cette double conception du fact-checking, sur un même terrain mais à travers deux époques différentes, se révèle particulièrement instructive pour éclairer les évolutions plus globales qu’ont connu l’univers du journalisme et ses pratiques professionnelles au cours du siècle écoulé.

Une pratique ancienne

Le terme «fact-checking» a donc longtemps été utilisé – et continue de l’être – pour désigner le travail accompli par des journalistes dédiés à la vérification exhaustive et systématique des contenus journalistiques avant publication, afin d’en garantir la qualité et la véracité pour les lecteurs. Cette pratique-là est née aux États-Unis dès 1923, quand Briton Hadden et Henry Luce créent le magazine Time et recrutent des fact-checkers, suivis par la plupart des magazines, du The New Yorker au Reader’s Digest. Ce fact-checking des origines consiste ainsi à vérifier noms, dates, chiffres et faits dans l’ensemble des productions – sur la base des notes, preuves et autres éléments à la disposition du rédacteur de l’article afin que le fact-checker puisse s’y référer ou en vérifier la validité (voir à ce sujet l’ouvrage de Sarah Harrison-Smith) –, mais aussi à vérifier et à recontacter les sources énonciatrices de telle ou telle citation alimentant le récit, voire des sources complémentaires avant d’échanger à nouveau avec le journaliste qui a rédigé l’article. L’objectif principal de ce travail consiste à crédibiliser les contenus des journaux et magazines.

Toutefois, ces équipes de fact-checkers ainsi constituées à partir des années 1920 (souvent appelées research departments) vont connaître des coupes claires à la toute fin du XXe siècle, alors que les effectifs des journaux sont menacés de toute part. En 1996 et 1997, Time puis Newsweek vont alors créer des postes mixtes de «reporters-researchers» et abandonner le fact-checking classique. Il en sera de même pour Fortune, Vogue, Village Voice, Esquire et bien d’autres plus récemment (comme le détaille l’ouvrage de Craig Silverman, pp. 286-292).

Un exercice réinventé

Les rubriques de fact-checking apparues en France dès 2008 n’ont guère de rapport avec cette tradition américaine de vérification exhaustive des contenus. Pour autant, elles ne sont pas non plus totalement originales, car elles sont calquées sur la pratique de sites – essentiellement pure-players – américains qui, au début des années 2000, réinventent un fact-checking de vérification de la parole publique. Le site généralement cité en référence historique en la matière est FactCheck.org, lancé en 2003 par le Annenberg Public Policy Center de l’université de Pennsylvanie. Cette initiative académique est suivie, en 2007 par les médias «traditionnels». À commencer par le Washington Post et le Tampa Bay Times.

The Fact Checker est un blog politique hébergé par le site Internet du «Post». Il est né d’une rubrique ponctuelle dans la version papier du journal avant de devenir permanent, sur le web, à compter de 2011. Il doit sa renommée à son mode d’évaluation de la véracité des propos : à chaque citation est attribuée un nombre de Pinocchios (entre un et quatre), voire un Geppetto lorsque la citation ne contient que la vérité.

Une information évaluée à 4 «Pinocchios», à savoir tout à fait fausse, par le Fact-Checker du Washington Post.

Quant au Tampa Bay Times, il multiplie, sur le site Internet dédié Politifact.com, les échelles de mesure pour établir la véracité des citations politiques (un compteur appelé «Truth-O-Meter»), mais aussi pour contrôler si les promesses de campagne des présidents Obama, puis Trump, ont été tenues ou non («Obameter», «Trump-O-Meter»). Mais ce site lauréat du prix Pulitzer en 2009 a une autre particularité : telle une franchise, il a vocation à créer des déclinaisons pour chaque État américain (une vingtaine en 2017).

Bien entendu, bien d’autres initiatives de ce type sont nées depuis, en particulier à l’occasion de la présidentielle de 2016. Leur nombre était évalué à environ cinquante, début 2016.

Le révélateur d’une évolution des pratiques professionnelles

En somme, ce qui n’apparaît pas aux yeux des publics et qui pourtant recèle un aspect primordial pour la qualité de l’information à laquelle ils ont accès, c’est que le développement du fact-checking et ses différents avatars traduit des changements radicaux au sein du journalisme en général. Le procédé conserve au XXIe siècle un lien étroit avec la vérification pointue des contenus qui en a construit la réputation depuis les années 1920. Simplement, il a souvent abandonné, faute de moyens, l’examen exhaustif et systématique des contenus journalistiques avant publication pour un contrôle ponctuel et a posteriori des propos tenus par des responsables politiques ou d’autres personnalités dans le champ public (interviews radio ou télévisées, meetings, etc.).

Ces transformations sont en réalité la conséquence de plusieurs phénomènes, tantôt pénalisants pour la transmission d’informations vérifiées par les journalistes, tantôt favorables à la mise en place de processus de vérification innovants et particulièrement efficaces. L’éclosion du fact-checking contemporain dans l’histoire du journalisme américain apparaît ainsi comme la résultante d’une nouvelle opportunité technologique d’une part et d’une forte contrainte économique d’autre part.

L’opportunité technologique concerne l’essor des outils utiles à l’investigation puis à la diffusion de l’information. Nous parlons ici, bien évidemment, du développement d’Internet et des réseaux sociaux, qui ont rendu accessible en ligne une masse jusqu’alors inégalée de données à l’échelle mondiale, qu’elles soient publiques ou «privées» ; ces données il aurait auparavant fallu des jours, des mois ou des années pour y accéder. Désormais, elles sont souvent disponibles quasi instantanément pour vérifier en quelques heures une assertion proférée dans l’espace public par exemple.

Quant à la forte contrainte économique, elle est la conséquence directe de cette opportunité, puisque, à la crise structurelle qui est celle des médias depuis les origines, elle a ajouté une crise conjoncturelle : la majorité des médias concernés a opté pour une stratégie de diffusion gratuite de ses contenus via Internet, les réseaux sociaux et leurs «infomédiaires», quitte à rendre plus vulnérable encore son modèle économique. À titre d’exemple, aux États-Unis, les rédactions se sont séparées de près de 40% de leurs effectifs au cours des vingt dernières années recensées, passant de 53 800 personnes à 32 900 entre 1994 et 2004. Si bien qu’avec davantage de contenus à diffuser via davantage de canaux, dans un secteur resté hyperconcurrentiel, il est rapidement devenu difficile de prétendre fournir aux citoyens une information sérieusement ou, en tout cas, entièrement vérifiée.

Au croisement de ces contraintes et opportunités, le fact-checking moderne s’apparente ainsi, souvent, à une pratique ostentatoire, particulièrement mise en avant par les médias à travers de véritables stratégies de marques (par exemple pour «Désintox» de Libération ou «Les Décodeurs», du Monde, qui disposent de leurs propres logos et comptes de réseaux sociaux notamment, pour communiquer indépendamment de leurs médias d’appartenance). Comme s’il s’agissait pour les médias qui les hébergent de profiter de leur travail pour valoriser le travail de l’ensemble de leurs rédactions, en tirant parti d’une sorte de label du type : «Chez nous, nous vérifions.» Les journaux et chaînes de télévision ou de radio concernés s’associent dès lors des qualités de rigueur et de sérieux de la vérification.

Dans cette tentative de se réapproprier le fort crédit accordé au fact-checking des origines (celui des années 1920), dont il a conservé l’appellation, le fact-checking politique des années 2000 questionne, pour le moins, l’évolution des pratiques professionnelles. Ces deux modes de vérification peuvent en effet cohabiter dans les médias. Mais l’évolution des effectifs notamment, ainsi que l’accélération des rythmes de diffusion de l’information et, surtout, la forte persistance de transmission d’informations erronées, voire de «fake news», jusque dans les médias traditionnels et réputés sérieux, laisse penser que ce n’est peut-être pas assez souvent le cas.

Cet article est publié sous licence Creative Commons (CC BY-ND 4.0). Il peut être republié, sans modifications, à condition que l’auteur et EJO soient clairement mentionnés avec un lien vers l’article original. Merci de nous signaler toute reprise.

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