Tension, concurrence, méfiance, mais aussi dépendance et contrôle mutuels. La relation entre les journalistes et la police est complexe et ambivalente. Deux étudiants en journalisme s’appuient sur la littérature scientifique pour éclairer la relation entre deux institutions, dont les tensions deviennent visibles lors de la couverture de mouvements sociaux, de catastrophes et de faits divers.
Ce 17 novembre, le mouvement des « gilets jaunes » fête son premier anniversaire. Une année de manifestations hebdomadaires marquée, du côté des médias, par la croissance de la défiance envers les journalistes, victimes d’actes de violence verbale et physique de la part de certains manifestants. Les relations des représentants des médias avec la police n’ont pas toujours été faciles non plus. Arrestations, violences et saisies de matériels, autant d’épisodes qui poussent à se questionner sur la relation entre les journalistes et les forces de l’ordre. Une cohabitation marquée par des rapports de pouvoir mais aussi d’interdépendance. Etudiants en master de journalisme, nous nous sommes penchés sur cette relation telle que l’abordent les recherches dans ce domaine.
Bien que très différentes sous plusieurs aspects, ces deux professions partagent un point important, qui émerge en lisant leurs objectifs fondamentaux. Alors que tout journaliste a le devoir de « rechercher la vérité, en raison du droit qu’a le public de la connaître et quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même », la police a pour but « d’assurer, dans les limites de la loi, le maintien de la sécurité et de l’ordre public ». Les deux métiers font donc référence au « public », considéré par extension comme « intérêt public ». Ces deux objectifs – informer le public et garantir sa sécurité – peuvent parfois se heurter. Pourtant, la relation entre policiers et journalistes est fondamentale pour pouvoir les remplir.
Information contre publicité : l’interdépendance
Le rapport police-médias se caractérise en effet par une dépendance mutuelle. Pour les journalistes, les policiers sont une source, légitime et souvent exclusive, d’information. Pour les policiers, les journalistes règlent et permettent l’accès à la « publicité »[1], en donnant de la visibilité à leurs services et résultats[2]. Chacun a donc besoin de l’autre pour bien fonctionner.
Cette dépendance a des racines profondes, qui remontent au contexte d’émergence des professions de détective et de journaliste, dans les années 1840[3]. Les crimes et les faits-divers suscitaient à l’époque un intérêt immense auprès du public. Cela avait une conséquence économique directe sur la presse[4], qui nécessitait des sources policières pour en parler. La police recherchait quant à elle une couverture médiatique pour améliorer son image publique, négative puisque encore liée à la répression et l’usage de la force sur la population civile[5].
Des besoins toujours valables de nos jours. Alors que le fait divers reste bon vendeur[6], la police nécessite toujours une certaine « publicité » assurée par les médias, même si son objectif peut avoir en partie changé : plus que contrebalancer une réputation douteuse, elle doit montrer sa légitimité et sa transparence[7]. Le développement récent de la communication au sein de la police va dans ce sens, en exploitant les opportunités du traitement médiatique[8].
Le contrôle mutuel
Les deux professions exercent aussi un contrôle mutuel l’une sur l’autre. En tant qu’« institution dépositaire de la force publique »[9], la police peut contrôler et entraver le travail des journalistes, peut leur interdire l’accès au terrain, et même les arrêter. Les accidents survenus lors des manifestations des « gilets jaunes » en France en sont un exemple.
Toutefois, les médias exercent aussi une forme de contrôle indirect, qui se traduit par une action de vigilance sur l’activité policière[10]. La couverture médiatique de la police devrait en théorie permettre à chaque citoyen d’en surveiller et évaluer l’activité[11]. Toujours dans le cadre des manifestations des « gilets jaunes », le travail du journaliste indépendant David Dufresne a par exemple brisé le tabou des violences policières, en portant ce sujet à l’attention du public.
Concurrence : à qui le Graal du premier témoignage ?
À l’heure du drame, la cohabitation du journaliste et du policier peut se muer en concurrence. L’exclusivité des témoignages est notamment sujette à la rivalité. En situation d’urgence, le témoignage, autrement dit, le récit autobiographiquement certifié d’un événement passé[12], est omniprésent, tant dans l’espace public et l’univers médiatique que dans l’enquête judiciaire. Seulement, les deux types d’acteurs à l’œuvre n’en font pas le même usage et n’en recueillent pas la même forme.
Dans le traitement journalistique, le témoignage permet notamment l’humanisation du débat et possède un fort potentiel émotionnel et cathartique[13]. À contrario, le témoignage n’aura pas la même fonction sur le plan juridique. Dans le cadre d’une enquête pénale, le témoignage est recherché pour établir des faits et peut servir de moyen de preuve. Ce n’est pas le récit qui intéresse mais la vérité qui peut émerger de celui-ci.
Le hic est que la mémoire humaine est faillible. Le mode interrogatoire et la répétition de l’appel au souvenir créent une variation du récit chez le témoin. Dès lors, rien d’étonnant à ce que la valeur du témoignage augmente s’il est réalisé sur un court terme mémoriel et raconté de façon inédite, et donc qu’il attise la convoitise des deux partis.
Deux métiers pour une même démocratie
« With great power comes great responsibility » soufflait Ben Parker à son Spiderman de neveu avant de succomber. De grands pouvoirs, les policiers et les journalistes en ont. Les investigations des uns nourrissent le pouvoir judiciaire, les investigations des autres, l’information tout-public. Leur activité, légitime et nécessaire au sein d’une démocratie, soulève cependant de grandes responsabilités. Là où le journalisme risque d’humilier publiquement l’innocent, de révéler un secret d’enquête ou de violer des sphères privées, le policier serait tenté de travestir des rapports ou de passer des affaires sous silence.
La relation journaliste-police peut être fragilisée par plusieurs phénomènes. L’évolution de la communication au sein de la police et sa volonté de mieux contrôler le travail des journalistes en s’assurant une couverture médiatique favorable[14], la défiance envers les journalistes accusés de se substituer à la justice, en sont des exemples. Leurs rapports fluctuent au rythme de l’actualité, mais leur cohabitation reste une condition importante au fonctionnement de notre démocratie.
Références
[1] G. Le Saulnier, « La police nationale au défi des relations presse. Une information sous contrôle ? », Mots. Les langages du politique, 2012, Vol.99(2), pp.129-142, p. 132.
[2] Ibid, p. 129.
[3] H. Shpayer-Makov, « Journalists and police detectives in Victorian and Edwardian England: an uneasy reciprocal relationship », Journal of Social History, 2009, Vol.42(4), pp.963-987.
[4] Ibid, p. 966.
[5] Ibid.
[6] A. Dubied, « Quand les journalistes de presse parlent du fait divers : récits de pratiques et représentations », Les Cahiers du Journalisme, 2005, No. 14, pp. 58-75, p. 60.
[7] R. Chrismas, « An arranged marriage: police-media conflict & collaboration », Canadian Graduate Journal of Sociology and Criminology, 2012, Vol.1(1), pp.43-55, p. 44.
[8] G. Le Saulnier, op. cit., p. 129.
[9] Ibid., p. 129.
[10] Ibid.
[11] J. H. Skolnick, C. McCoy, « Police accountability and the media », American Bar Foundation Research Journal, 1984, Vol. 9(3), pp. 521-557, p. 527.
[12] J. Guilhaumou, « Renaud Dulong. Le témoin oculaire. Les conditions sociales de l’attestation personnelle », Mots. Les langages du politique, 1999, Vol.59(1), pp. 138-140. p. 138.
[13] A. Lamy, « Les spécificités du traitement médiatique dans l’urgence. L’exemple des attentats du 11 septembre 2001 », Communication et organisation, 29, 2006, pp. 108-122, p. 108.
[14] D. Pichonnaz, « Communication policière et discours sur la déviance. Une expertise marquée par des enjeux professionnels et corporatistes », Politiques de communication, 2013, Vol.1(1), pp. 127-150, p. 129.
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