Sur la base d’une analyse de quarante médias en ligne, une équipe de chercheurs a mesuré pour la première fois l’impact du financement participatif sur la qualité de productions journalistiques francophones. En résulte un constat prometteur mais nuancé. La fonction participative de ces modèles constitue leur force comme leur faiblesse.
Un nombre croissant de médias français (et d’autres pays) font appel au financement participatif pour lancer des projets variés, allant de l’investigation au renforcement des effectifs. Des journaux comme Nice-Matin, Terra Eco et StreetPress ont ainsi eu recours aux deux principales plateformes que sont Ulule et KissKissBankBank. Mais pour quelle qualité ? Si de nombreux travaux académiques mettent en évidence l’incidence du choix de modèle de financement sur le contenu du média, à l’instar des modèles publicitaires, l’impact du crowdfunding n’avait encore jamais été étudié.
Notre étude, détaillée dans la revue Réseaux, suggère de façon inédite que le financement participatif est plutôt prometteur en ce qui concerne la qualité des contenus journalistiques. Ceci grâce aux dynamiques participatives que le crowdfunding est susceptible d’engendrer à travers les interactions entre journalistes, journaux et lecteurs lors des campagnes de levée de fonds. Toutefois, la participation trop élevée des lecteurs-financeurs peut aussi appauvrir la ligne éditoriale.
Variété de définitions et de mesures
Pour comprendre dans quelle mesure le modèle du crowdfunding favorise la qualité de l’information, il faut avant tout s’interroger sur sa définition et sa mesure. Des nombreuses définitions et approches proposées par la littérature scientifique pour appréhender la qualité de l’information journalistique, quatre dimensions nous semblent pertinentes :
(1) La richesse de l’information, soit le nombre d’articles produits et la fraîcheur de publication. Cela suggère que plus un titre est capable de publier de l’information, plus il peut prétendre remplir des standards de qualité en matière journalistique au cours du temps, par exemple en développant une certaine aptitude à mener des reportages en phase avec l’actualité.
(2) La diversité de l’information, soit la variété (nombre de thématiques traitées) et la disparité (diversité dans la manière de les traiter). Cette notion renvoie à l’idée que plus un titre aborde de thématiques ou de sous-thématiques différentes, plus il aura tendance à proposer de l’information de qualité, plutôt qu’une information redondante avec quelques ajustements ou fragmentée sur un même sujet.
(3) La profondeur de l’information, soit la longueur des articles et la présence de contenus multimédias. Elle est supposée donner une indication de la profondeur de la couverture d’évènements, par exemple, à travers des interviews, des points de vue spécifiques, etc.
(4) Et enfin la lisibilité de l’information, soit la longueur des phrases et la proportion de mots courants. Elle sert certes à évaluer la qualité des services mis en place pour publier l’information, mais pas seulement : le métier de journaliste ne se limite pas à produire du contenu en soi, mais doit s’adresser et être compréhensible par le lectorat auquel ce contenu s’adresse.
Co-conception du projet journalistique
Au cours d’une campagne de crowdfunding, des interactions se développent entre porteurs (les médias) et contributeurs (le lectorat). Elles peuvent façonner le projet qui en résulte et donc la qualité de l’information via différents mécanismes. En amont du projet, lors de la campagne de financement, les souscripteurs peuvent s’engager à différents degrés selon la nature des sujets traités (politique, humanitaire, sujet de société…) et émettre des commentaires engagés, voire exigeants, aboutissant à une forme de co-conception du projet journalistique.
En aval de la campagne, ces interactions sociales peuvent se prolonger au cours du temps et orienter le projet une fois réalisé et la qualité de l’information produite.
Un échantillon de 40 médias en ligne
Pour analyser les incidences de ces interactions sur la qualité de l’information, nous avons construit un échantillon original de 40 médias en ligne (listés en fin d’article), nouvellement créés ou déjà existants, ayant tous bénéficié d’un financement sur KissKissBankBank et Ulule, qui regroupent l’essentiel de ce type de projets en France. Pour en évaluer la qualité, nous avons extrait à la même date (le 3 avril 2017) et analysé le contenu de quelque 1200 articles publiés par ces titres.
Nous avons ensuite testé le lien entre les interactions des participants des campagnes menées pour financer ces projets (le nombre de contributeurs, leurs commentaires et niveaux d’engagement, les actualités publiées par le créateur du projet) et la qualité de l’information produite par les titres de presse concernés.
Effets ambivalents mais prometteurs
Notre étude suggère un impact ambivalent des dynamiques participatives sur les projets produits: un effet négatif sur la diversité de l’information publiée par le titre crowdfundé, mais positif sur sa richesse, sa profondeur et sa lisibilité.
D’un côté, plus un projet réunit de contributeurs, moins le journal abordera de sujets diversifiés. De plus, un engagement trop important des lecteurs-contributeurs, sous forme de commentaires exigeants, a un impact négatif sur la disparité dans le traitement des sujets abordés par le titre. Si le nombre de thématiques traitées ne permet pas a priori de juger de la qualité en soi d’un titre de presse (la presse spécialisée aborde généralement un nombre de sujets d’actualité moindre que la presse généraliste), la disparité de ces thématiques montre la capacité du titre à traiter de manière plus ou moins différenciée l’actualité et constitue donc un indicateur de qualité éditoriale.
Cela renvoie à la stratégie classique selon laquelle plus l’audience est importante et moins le média aura tendance à traiter de thématiques variées et spécialisées.
Le crowdfunding présente donc le risque d’une trop forte influence de la part de contributeurs cherchant à co-construire le média avec le porteur. Ces interactions peuvent notamment amener à redéfinir les contours de la ligne éditoriale au point d’en appauvrir le contenu.
Fréquence de publication accrue et phrases réduites
D’un autre côté, les effets positifs des interactions et l’influence du lectorat qui en résulte se distinguent très nettement selon qu’ils aboutissent à un nombre important de contributeurs (engagement financier) ou à un nombre élevé de commentaires (contributions cognitives au projet). Si le nombre de commentaires a un effet positif sur le nombre d’articles publiés, le nombre de contributeurs aura tendance à davantage augmenter la fréquence de publication selon une logique de pression de l’audience (et des moyens financiers qu’elle génère).
Dans le même ordre d’idées, un nombre supérieur de contributeurs influence positivement l’utilisation d’un langage courant par le titre crowdfundé, renvoyant au fait que plus un média veut atteindre une audience de masse, et plus il doit pouvoir parler de la même manière au plus grand nombre.
Enfin, un plus grand nombre d’actualités postées par le porteur durant la campagne de levée de fonds se traduit, une fois le projet journalistique réalisé, par une longueur de phrases réduite, suggérant ainsi une plus grande efficacité et plus de concision dans le style rédactionnel.
En se focalisant sur l’importance des dynamiques participatives, notre étude exploratoire apporte quelques éléments de réponse originaux à la question de la qualité de l’information produite grâce au crowdfunding. La participation constitue à la fois sa force et, potentiellement, sa faiblesse.
Liste des 40 projets analysés
Cet article est publié sous licence Creative Commons (CC BY-ND 4.0). Il peut être republié à condition que les auteur-es et EJO soient clairement mentionnés avec un lien vers l’article original, mais le contenu ne peut pas être modifié.
Crédit image: www.ulule.com
Tags: Crowdfunding, financement participatif, kisskissbankbank, nice-matin, participation, qualité, streetpress, ulule
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