Facebook: les médias romands à la loupe

1 avril 2019 • Innovation et numérique, Récent • by

Rares sont les médias à ne pas être présents sur Facebook. Le réseau social constitue une source d’audience importante pour les journaux en ligne. Mais remporter la bataille de l’attention sur la plateforme n’est pas chose facile, et les titres de presse cherchent encore comment y transposer leur ligne éditoriale. Panorama des stratégies de divers quotidiens en Suisse romande.

Il fut une époque où les journaux étaient des objets tangibles et structurés : la manchette, l’édito et les différents articles avaient une place bien définie et étaient autant de balises pour le lecteur, habitué à évoluer dans le « chemin de fer » de son titre préféré.

Rien de tel sur le web où les journaux ne peuvent plus se donner à voir comme un tout. Leur contenu est éclaté, dispersé et « picoré » çà et là par des lecteurs de moins en moins fidèles.

Ce mouvement de « délinéarisation » a été renforcé par l’apparition des réseaux sociaux au milieu des années 2000. Après un temps de méfiance, la plupart des médias ont commencé à investir ces nouveaux viviers d’audience, de manière souvent expérimentale voire désordonnée.

Dans cette course à l’audience, certains médias ont fait le choix d’une forme d’info en continu. Pour gagner la bataille de l’attention, la quantité et la rapidité a parfois été privilégiée, souvent par la reproduction de dépêches d’agence (du « bâtonnage de dépêche » dans le jargon des journalistes). Au niveau de l’information, il est indéniable que ce recours au « copier-coller » est une baisse de la plus-value du travail journalistique.

Cette entrée dans un nouveau monde numérique soulève de nombreuses questions pour les journaux. Comment se montrer ? Quel type de contenu privilégier sur les réseaux sociaux, en particulier sur Facebook?

Voilà plus de dix ans que Facebook, Twitter et consorts existent et les choses commencent à se sédimenter. Les médias suisses ont eu le temps de faire leurs expériences des réseaux sociaux, de choisir une stratégie et de l’adapter à l’évolution de leurs audiences.

Dans le cadre d’un mémoire de master en journalisme réalisé en 2018, je me suis intéressé exclusivement à des titres de presse écrite quotidienne de Suisse romande. Je voulais un échantillon qui recouvre les principaux segments du marché et les différentes régions. Même s’il s’est un peu étiolé ces dernières années, le paysage médiatique romand reste assez dense. J’ai sélectionné trois titres « supra-régionaux » qui vont du gratuit 20 minutes, au journal dit « de référence » (Le Temps) en passant par un grand populaire au format tabloïd (Le Matin) – qui a cessé sa parution écrite à l’été 2018. J’ai ajouté à cette sélection deux titres régionaux : La Liberté et Le Nouvelliste. Ces cinq titres regroupent les principaux éditeurs présents en Suisse romande, soit Tamedia, Ringier et le groupe ESH Médias. Il ne m’a pas semblé nécessaire d’ajouter les autres grands régionaux, comme Arcinfo (ESH), 24 heures ou la Tribune de Genève (Tamedia), puisque ces titres appartiennent aux mêmes éditeurs et qu’une grande partie de leur activité en ligne est centralisée.

Facebook n’oublie rien

Il est assez facile pour le chercheur de dresser une liste de toutes les publications Facebook d’une page, comme celle d’un titre de presse. Facebook propose une interface de programmation (API) sur laquelle n’importe quel utilisateur de la plateforme peut envoyer des requêtes. Via cette interface nommée « Graph », il est possible de récolter toutes les données qui sont publiques sur la plateforme, comme le titre d’une publication, l’heure à laquelle elle a été publiée, ou encore le nombre de likes ou de commentaires qu’elle a suscités. En quelques minutes, une liste de plusieurs milliers de contenus, avec les liens URL qui renvoient vers les articles originaux, est disponible.

À partir de ces liens, il est facile d’afficher les articles publiés sur les sites web des médias qui nous intéressent. Pour répondre à certaines de mes hypothèses, il me fallait déterminer si les articles étaient écrits par des journalistes de la rédaction ou s’il s’agissait de dépêches d’agences. Cette tâche peut être automatisée en utilisant des techniques dites de parsing html (rarement traduit en français par « analyse syntaxique »). Un simple script en Python permet d’effectuer des requêtes en série pour rechercher un élément précis des pages web qui nous intéressent. En général, les médias ont intégré une balise spécifique à la signature (par exemple span class = « author »). Le programme va alors retourner le texte qu’il trouve entre ces balises et les ajouter dans le fichier.

Cette méthode est simple en apparence, mais longue (et pénible) à mettre en place. Bien souvent, les titres ont changé de site web dans l’intervalle, modifié la structure des pages de leur site, ou simplement mis hors ligne certains articles. Après beaucoup d’essais et de réécriture du script, je disposais d’un nombre de données intéressantes sur lesquelles travailler, soit environ 4’000 entrées par titre, dont la signature de l’article, l’heure, la date, le nombre de likes, de commentaires, etc.

Exemple du fichier. À ceci s’ajoutent encore les liens URL vers les publications et les sites internet, ainsi que le détail des réactions (les likes, « grr » « sad » etc.)

La question du contenu

Commençons avec un point commun : pratiquement tous les journaux misent sur la production de vidéo, qu’elle soit calibrée pour les réseaux sociaux ou dédiée à un usage plus général (par exemple sur la page web du titre).

L’arrivée de l’image animée sur Facebook est très claire entre 2016 et 2017. Étonnamment, c’est le journal Le Temps, plutôt austère sur le papier, qui y recourt le plus. Le titre a fait une apparition très tardive sur le réseau social (en 2016) mais a ensuite mis en place une stratégie dédiée, avec une forte expérimentation et des contenus spécifiques pour le web en général. Ses vidéos se veulent de qualité, mais ne s’adressent pas aux mêmes audiences que le print, davantage orienté vers la finance ou la politique suisse. Le ton est lui aussi très différent (un exemple avec la série « Food Trucs »).

À l’autre extrémité du marché, le gratuit 20 minutes mise lui aussi beaucoup sur l’image, et particulièrement au format de vidéo surtitrée « à la AJ+ ». Le titre assume cette forme de création à la chaîne et se fixe des objectifs (par exemple un nombre de vidéo à réaliser par jour). Pour y parvenir, 20 minutes utilise des outils automatisés (comme Wibbitz) pour la création de ce type de vidéos.

Exemple avec 20 minutes. On observe un point de bascule à la mi-2017, moment où le titre fait davantage recours à la vidéo (en violet)

Qu’elles soient réalisées par des journalistes spécialisés ou créées à partir de photos et d’images d’archive, la vidéo reste chère à produire. Si les médias ont choisi d’y allouer tant de ressources dans un contexte de baisse des recettes, c’est que la formule doit payer en termes d’audience ?

En réalité rien n’est moins sûr : la vidéo est largement mise en avant par Facebook, car elle retient fortement l’attention des usagers qui n’ont plus besoin de quitter la plateforme pour la regarder. Pour Facebook, une vidéo « en autoplay », c’est avant tout un moyen de ne pas renvoyer l’audience vers un site tiers, et de garder ainsi d’importantes rentrées publicitaires.

Les médias sont très conscients de cette dépendance à sens unique. Lors de mes entretiens avec eux, les différents responsables numériques des titres de presse relèvent presque systématiquement ce dilemme : la vidéo amène de la visibilité pour le titre, mais n’engendre pas pour autant beaucoup de visites sur le site (et donc des revenus).

Si les médias attachent une telle importance à la vidéo malgré ce relatif manque de rentabilité, c’est qu’ils supposent que ce format crée de « l’engagement » avec le consommateur. Autrement dit, la vidéo motiverait les audiences à s’investir (partager, commenter etc). Est-ce réellement le cas ? La réponse est oui, même s’il y a une nuance de taille : les mesures d’engagement des vidéos (likes, partages, commentaires…) sont statistiquement dispersées. Il existe un effet « boule de neige » très clair. Une grande majorité des vidéos ne décollent jamais et sont condamnées à l’anonymat, alors qu’un petit nombre de séquences font le buzz et peuvent récolter des centaines de milliers de likes.

En regardant le score médian afin de gommer ces quelques valeurs extrêmes, il apparaît que les articles signés par des journalistes ne s’en sortent pas si mal, et font même mieux que les vidéos ! Autre élément encourageant pour les rédactions : les articles « maison » s’en tirent mieux que les dépêches d’agences qui, selon les mesures d’engagement, peinent à passionner les lecteurs.

Fidélisation vs Info en continu

Le rythme de publication est l’une des plus grandes différences entre les titres observés. D’un côté, certains ont fait le pari de l’info en continu, avec généralement une présence sur Facebook de 5 heures du matin à minuit. C’est le cas de 20 minutes, mais aussi du Nouvelliste. Pour maintenir la cadence (généralement 4-5 publications par heure), ces titres font un large recours aux dépêches d’agences qui sont reproduites sur le site par simple « copier-coller ». Ainsi, 20 minutes publie davantage de contenus d’agences que d’articles signés. Le titre publie aussi chaque jour une image ou un sondage à heure programmée. Le même type de stratégie a été mis en place au Nouvelliste.

Exemple avec le Nouvelliste: les pics correspondent à des publications de photo programmées qui sont faites chaque jour à la même heure

À l’inverse, Le Temps a délibérément fait le choix de publier avec parcimonie et son responsable web affirme privilégier des contenus à haute valeur ajoutée pour fidéliser son lectorat. Les personnes qui pilotent la page Facebook du journal ont pour consigne de ne pas publier de dépêches d’agences, à moins d’un évènement exceptionnel (la part de dépêches d’agences représente 1 % du total, contre plus de 24 % pour 20 minutes). Cette approche ne veut pas dire que la page du Temps devient totalement inactive une fois la journée de travail terminée. Des contenus sont régulièrement publiés toutes les heures de la nuit. Étonnement, ces contenus nocturnes font un bon score en termes d’engagement sur Facebook. Si le journal procède ainsi, c’est parce que la concurrence est bien moindre à ces heures, et que les publications ne sont pas « noyées » dans la masse.

Entre ces deux pôles, le régional La Liberté a une approche très singulière. Le titre a maintenu une stratégie print to web, là où le web first est devenu la norme chez les concurrents. Concrètement, une grande partie de ce qui alimente la page Facebook de La Liberté vient de l’édition print du jour. Ce n’est qu’après le bouclage que les articles sont adaptés pour le site web, puis, pour certains, postés sur les réseaux. Le journal fait un très large usage de la « une » du jour, publiée sur Facebook le matin en format PDF. Il est le seul titre de notre échantillon à recourir à ce genre de teasing. Les autres médias étudiés ont complètement abandonné cette pratique.

La Liberté a longtemps publié la Une du lendemain en pdf, ici assimilé à des « photos » (en vert)

La solution miracle n’existe pas (et ce n’est pas une surprise)

De nombreux mécanismes de la plateforme restent peu connus et difficile à étudier (par exemple comment Facebook modifie-t-il son algorithme, quels sont les effets du « boost » sur les audiences, etc ?). Si le détail est opaque, la logique générale est limpide : Facebook gagne sa vie à la manière d’une régie publicitaire, en monétisant les audiences par la publicité. Facebook a donc tout intérêt à offrir les meilleurs services aux médias, pour autant que ces derniers créent du contenu consommé directement sur la plateforme.

Pour les médias, la fidélisation de « communautés » sur Facebook, la spécialisation vers des audiences de niche et l’affirmation d’une ligne éditoriale claire semble être une voie à suivre. Les titres auraient tort de se couper totalement du vivier de lecteurs potentiel que représentent les réseaux sociaux. Ils doivent toutefois rester très attentifs et ne pas s’épuiser en créant du contenu à perte sur la plateforme. Dans le contexte très tendu de la presse romande, on peut craindre que nos journaux n’aient pas la souplesse nécessaire pour réellement innover, et créer du contenu de qualité sur les réseaux, alors que c’est bien là que se trouvent les lecteurs (payants) de demain.

 

Cet article est publié sous licence Creative Commons (CC BY-ND 4.0). Il peut être republié à condition que l’emplacement original (fr.ejo.ch) et l’auteur soient cités, mais le contenu ne peut pas être modifié.

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