Existe-t-il une écriture « féminine » dans le journalisme sportif ?

27 juin 2018 • Formats et pratiques, Récent • by


La féminisation du journalisme sportif n’est pas sans effets sur les contenus. Alors que les journalistes masculins affectionnent les analyses technico-sportives, leurs consœurs préfèrent les narrations ou les enquêtes, observe la chercheuse Lucie Schoch. Ces différences d’écritures sont toutefois moins liées à des dispositions naturelles qu’à la division sexuée du travail. Conditions de recrutement, attentes différenciées de la hiérarchie, répartition des tâches ou position occupée au sein de la rubrique influencent sensiblement le travail des journalistes.

Bastion masculin historique des médias, le journalisme sportif se féminise depuis une vingtaine d’années en Suisse romande. Cette tendance s’inscrit dans un contexte de féminisation de l’ensemble du journalisme en Suisse. Les femmes représentaient 17% des journalistes romands au début des années 1980 [1] et 36% au tournant des années 2010 [2]. Le sport demeure la spécialité la plus masculine dans les médias romands – tout comme aux États-Unis [3], en France [4] ou aux Pays-Bas [5] – mais les femmes y sont néanmoins toujours plus nombreuses.

C’est à la télévision que ce changement est le plus perceptible. En France, où une pression politique forte s’est exercée [6], la proportion de femmes spécialisées dans le traitement du sport au sein des chaînes audiovisuelles oscille entre 10 et 15%[7]. La rubrique sportive de la télévision suisse romande (RTS) connaît une présence féminine de même ampleur, avec cinq femmes sur trente-sept journalistes (soit 13.5%). Il y a une trentaine d’années, les femmes journalistes de sport étaient à peine plus nombreuses dans l’ensemble des médias romands.

La féminisation du journalisme sportif est plus discrète dans la presse quotidienne romande, mais n’en est toutefois pas absente. Une dizaine de femmes journalistes sont ainsi venues grossir les rangs des rubriques Sport des quotidiens romands à partir des années 2000. Toutes n’y sont pas restées, évoluant alors vers d’autres spécialités ou quittant le métier. Mais la féminisation du métier reste bien réelle. Nous avons cherché à comprendre ses logiques ainsi que ses éventuels effets sur les textes produits.

Notre enquête (2008-2011) a été réalisée dans le cadre d’une thèse de doctorat qui a donné lieu à plusieurs publications scientifiques. Elle repose sur des observations menées au sein de deux quotidiens romands et sur 24 entretiens semi-directifs réalisés auprès de journalistes de sport travaillant dans les divers quotidiens de la presse romande (11 femmes, 13 hommes). Enfin, un corpus de près de 5000 articles publiés pendant une période d’environ six mois (du 5 janvier au 20 juin 2009) par quatre quotidiens romands (Le Matin, La Liberté, 24 Heures et Le Temps) a été analysé quantitativement et qualitativement.

L’étude montre que les productions journalistiques des hommes et des femmes sont sensiblement différentes et qu’on peut repérer une forme d’écriture «féminine» au sein de la presse sportive romande[8]. Cette dernière présente des similitudes avec l’approche «féminine» du politique développée au sein de la presse française, qui a contribué à l’introduction de tons nouveaux et de façons originales d’analyser les acteurs, selon le sociologue et politiste français Eric Neveu [9].

Mais l’hypothèse de dispositions féminines pour expliquer cette écriture politique «féminine» s’avère insatisfaisante et ne doit pas faire oublier les contraintes professionnelles qui pèsent sur les pratiques des femmes [10]. Il en va de même dans le journalisme de sport en Suisse romande où l’approche «féminine» n’est pas simplement le fruit d’une prétendue «sensibilité féminine», mais relève, en réalité, à la fois d’effets de socialisation et d’un jeu de contraintes professionnelles spécifiques aux rubriques sportives romandes : conditions de recrutement, attentes de la hiérarchie, répartition des tâches et positions contraignantes au sein des rubriques sportives.

Apporter un «autre regard» sur le sport

Confrontées à des contraintes économiques croissantes, les rédactions des quotidiens romands développent diverses stratégies. La féminisation des rubriques sportives en fait partie. Bien sûr, des logiques politiques (pour la bonne image du titre) et éthiques (pour un traitement plus équilibré de l’information sportive) sont également en jeu.

Mais c’est avant tout le souhait de développer un «regard féminin» sur le sport qui semble motiver les recrutements. Il s’agit, comme dans le journalisme politique en France, d’exploiter et de valoriser un capital «féminin» pour produire d’«autres» manières de faire journalistiques, l’idée étant d’attirer par ce biais un lectorat plus large, moins spécialiste de sport. Aurélie [11] (38 ans), parlant de ses conditions d’embauche, en témoigne : «En fait, ce qu’ils voulaient c’était une femme. […] Parce que j’allais apporter un autre regard. Un regard différent sur le sport.»

Ainsi, les femmes sont considérées comme étant en mesure de proposer un journalisme sportif plus centré sur l’émotionnel et l’humain. Mais qu’en est-il dans la réalité ? Parlent-elles effectivement différemment du sport ? Y voient-elles d’autres choses à relater que leurs confrères masculins ?

S’intéresser au «sportif derrière le maillot»

Une analyse des productions journalistiques des hommes et des femmes révèle des différences incontestables. Eux rédigent beaucoup de comptes-rendus sportifs. Elles, davantage de portraits ou de papiers «magazine». Ils affectionnent les analyses technico-sportives, alors qu’elles préfèrent les narrations ou les enquêtes.

Bien sûr, les femmes doivent régulièrement rédiger des articles conventionnels (analyse technico-tactique, compte-rendu sportif classique, etc.) notamment sur les sports dont elles sont responsables. Mais dès qu’elles le peuvent, elles ont tendance à porter leur regard sur les à-côtés des manifestations sportives en adoptant souvent une écriture d’ambiance et en privilégiant des aspects «humains».

Se détourner autant que possible de la performance sportive elle-même, s’intéresser davantage au «sportif qui est derrière le maillot» pour reprendre les mots de Kathy (32 ans), ou encore privilégier une approche psychologique et un registre journalistique relativement intimiste : voilà ce que les femmes journalistes de sport romandes du tournant des années 2010 affectionnent.

Leurs articles parlent ainsi des supporters lettons venus encourager leur équipe au championnat du monde de hockey sur glace ou de la communication dans un équipage 100% féminin lors d’une régate d’entraînement sur le lac Léman.

Au royaume des experts sportifs

Plusieurs mécanismes s’entremêlent pour expliquer le regard décalé porté sur le sport par les femmes. Tout d’abord, le caractère atypique des parcours professionnels des femmes et leurs conditions de recrutement. Animées par une vocation pour le journalisme, la majorité d’entre elles ont réalisé des études menant à cette profession, indiquent les résultats de mon enquête [12]. C’est bien souvent le «hasard» qui les a ensuite conduites vers le Sport: le contexte de fermeture du marché du travail dans le journalisme les a incitées à suivre cette voie.

A l’inverse, leurs confrères masculins font valoir davantage, et plus tôt, des compétences dans le domaine du sport. Ils trouvent bien souvent dans le journalisme sportif une façon de vivre leur passion. Les femmes journalistes, elles, sont polyvalentes et dotées d’un solide bagage journalistique quand elles rejoignent les rubriques sportives. Mais ce ne sont pas des spécialistes de sport. Elles ne possèdent donc pas toujours les connaissances techniques nécessaires à la rédaction de comptes-rendus conventionnels.

Ceci est particulièrement vrai en début de carrière, mais pas uniquement. En effet, leurs confrères sont généralement en charge des sports les plus réputés, particulièrement le football et le hockey sur glace. Comme les informations sportives s’y rapportant sont nombreuses, ils sont spécialisés dans un petit nombre de sports, parfois même une seule pratique.

Spécialistes des sports secondaires sur le plan symbolique

Au contraire, les femmes sont responsables de nombreux «petits» sports secondaires sur le plan symbolique (volley-ball, voile, gymnastique, sports de combat, etc.) En outre, elles s’intéressent parfois à des pratiques peu courantes comme le base jump ou la slackline. La maîtrise des règlements, techniques et stratégies de jeu de l’ensemble de ces sports s’avère difficile même après plusieurs années de métier. Développer des angles humains «décalés» et s’intéresser à ce qui dépasse le simple spectacle sportif se révèle alors plus facile et c’est donc également la répartition des tâches au sein des rubriques qui conduit à ce «choix» journalistique.

Pèsent aussi fortement les attentes des rédacteurs en chef à l’égard d’un regard plus «féminin» sur l’actualité sportive. Ces dernières sont clairement formulées au moment des embauches. Elles sont ensuite rappelées quotidiennement à travers des feedbacks, des échanges plus informels et surtout l’attribution des sujets.

Nouvelle légitimité de l’écriture «féminine»

Les formes d’écriture dites féminines tendent à trouver actuellement une nouvelle légitimité dans les médias. Développer une telle approche permet ainsi aux femmes de montrer qu’elles peuvent apporter quelque chose d’intéressant à leur rubrique sportive, tout en évitant d’entrer en concurrence avec leurs confrères. Ces derniers ne les ont pas toujours accueillies avec bienveillance. Il y a ainsi souvent une volonté chez ces femmes de ménager leurs collègues, en évitant de «marcher sur leurs platebandes», nous confie Mireille (31 ans).

Enfin, le goût des femmes journalistes infléchit également leurs pratiques journalistiques. Les socialisations familiale, sportive et professionnelle peuvent, en partie, expliquer des différences de sensibilité entre hommes et femmes journalistes. Elles pèsent indéniablement sur la sélection et le traitement des informations sportives.

Formes «féminines» d’organisation du travail

Nos enquêtées sont en situation de vie maritale dans des proportions identiques à leurs confrères et, parmi elles, trois sont mères. Ces données n’expriment pas une réelle tendance. Elles doivent être analysées au regard des positions occupées par les enquêté.e.s dans le cycle de vie. En effet, avec une moyenne d’âge autour de 34 ans, les femmes sont plus jeunes que leurs confères masculins. Toutefois, il ressort de nos analyses que les femmes journalistes de sport mettent en œuvre des aménagements du temps de travail exclusivement féminins pour s’adapter au mieux aux contraintes de leur vie domestique et familiale.

Selon les contraintes dont elles disposent (appui du conjoint et de la famille, nourrice plus ou moins flexible, etc.), beaucoup densifient leurs horaires quotidiens et travaillent fréquemment depuis leur domicile, ce que leurs confrères masculins ont plus rarement évoqué. Elles optent souvent pour une procréation tardive (après 35 ans [13]) et la maternité implique quasiment toujours un recours au temps partiel.

Enfin, elles acceptent volontiers de laisser les sports les plus prestigieux à leurs confrères car ces derniers sont les plus contraignants du point de vue des temps de travail. Ils impliquent des durées de travail bien supérieures aux autres sports, car leurs saisons sont longues et les informations sportives s’y rapportant sont nombreuses. Certaines journalistes ont par ailleurs refusé des reportages qui, bien qu’intéressants, les amenaient à s’absenter trop longtemps du foyer.

Par ces différentes stratégies de gestion du temps de travail, les femmes manifestent un engagement professionnel plus modéré au bénéfice de leur vie privée. Ceci leur porte préjudice: elle paraissent moins professionnelles que leurs confrères masculins qui ne cessent de réaffirmer que le travail constitue leur véritable priorité.

Répertoires journalistiques sexués et hiérarchisés

Une division genrée dans la répartition des sujets et la manière de les traiter est construite et réactualisée au quotidien dans les rubriques sportives. D’un côté, les hommes journalistes de sport monopolisent le discours le plus théorique et le plus spécifique. Ils s’approprient le répertoire technique des sports, tout comme les objets considérés comme les plus «chauds».

De l’autre, les femmes sont renvoyées du côté du particulier, du sensible, de l’intime, soit des objets que l’on pourra qualifier de plus «mous» et «froids» et qui requièrent moins de réactivité. Cette division des tâches est peu marquée dans les quotidiens qui, comme Le Temps, offrent une couverture de l’information sportive non traditionnelle. Elle l’est par contre dans les autres, donc la majorité des quotidiens.

Les journalistes hommes et femmes ne remettent que très rarement en question du travail. Nos analyses récentes [14] montrent pourtant qu’elle assigne les femmes à des développements plus périphériques qui limitent leur reconnaissance professionnelle et par là même leur accès à des postes de pouvoir au sein des rédactions sportives.

Cet article est publié sous licence Creative Commons (CC BY-ND 4.0). Il peut être republié sans modifications et à condition que l’auteur et EJO soient clairement mentionnés, avec un lien vers l’article original sur fr.ejo.ch. Merci de nous signaler toute reprise. Photo couverture: Clément Gruin (Wikimedia, CC-BY-SA 4.0)

Notes

[1] Saxer, U., & Schanne, M. (1981). Journalismus als Beruf. Eine Untersuchung der Arbeitssituation von Journlaisten in den Kantonen Zürich und Waadt. Cité par Marr, M. (2001). Femmes journalistes – malgré les obstacles, leur nombre augmente. Questions au féminin, 1, 20-21.

[2] Bonfadelli, H., Kell, G., & Wyss, V. (2011). Journalists in Switzerland: Structure and Attitudes. In D. Weaver (Eds.), The Global Journalist in the 21st Century. New York: Routledge.

[3] Hardin, M., & Shain, S. (2005). Strength in numbers? The Experiences and Attitudes of Women in Sports Media Careers. Journalism and Mass Communication Quarterly, 82, 804-819.

[4] Dargelos, B., & Marchetti, D. (2000). Les professionnels de l’information sportive. Regards sociologiques, 20, 67-99.

[5] Knoppers, A., & Elling, A. (2001). Sport and the media: Race and gender in the representation of athletes and events. In P. De Knopp, & A. Elling (dir.), Values and norms in sport: Critical reflections on the position and meanings of sport in society (pp. 281-300). Aachem: Meyer & Meyer Sport.

[6] Delorme Nicolas & Raul Pauline (2010). Place et production journalistique des femmes dans les départements sportifs des quotidiens français. In : Béatrice Damian-Gaillard & al. (dir.), Le journalisme au féminin. Assignations, inventions, stratégies. Rennes : Presses universitaires de Rennes.

[7] D’après les chiffres de l’Union des journalistes de sport en France.

[8] Schoch Lucie (2013). “FEMININE” WRITING: The effect of gender on the work of women sports journalists in Switzerland. Media, Culture & Society, 35(6), 713-728.

[9] Neveu Erik (2000). Le genre du journalisme. Des ambivalences de la féminisation d’une profession. Politix, 51, 179-212.

[10] Damian-Gaillard Béatrice & Saitta Eugénie (2011). Le processus de féminisation du journalisme politique et les réorganisations professionnelles dans les quotidiens nationaux français. Communication, 28(2).

[11] Des prénoms d’emprunt sont donnés aux journalistes citées dans cet article

[12] Schoch Lucie, Ohl Fabien (2014). «Des vocations professionnelles contrastées dans le journalisme sportif: l’ajustement du travail des femmes aux passions sportives masculines». Travail, Genre et Sociétés, 2(32), 79-95.

[13] L’âge moyen des mères ayant leur premier enfant en Suisse est de 30.7 ans en 2017 (Office fédéral de la statistique).

[14] Schoch Lucie (2017). Ecriture et temps sous contraintes : la dynamique du genre dans le journalisme sportif. Sociétés contemporaines, 2(106), 73-97.

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