Laura Amigo a consacré sa thèse à étudier les liens entres les rédactions locales et leurs publics. La chercheuse a notamment mis en lumière différentes figures qui émergent dans les discours des journalistes mettant en avant les publics comme élastiques, pluriels et mouvants. Interview.
Les liens entre les médias locaux et leurs publics, voilà le sujet étudié par Laura Amigo, chercheuse postdoctorale à l’Università della Svizzera italiana, dans le cadre de sa thèse « La proximité aux publics des médias d’information locaux européens ». Sa recherche s’appuie sur un travail de terrain réalisé entre décembre 2019 et août 2020 en Belgique francophone, en France et en Suisse romande (en articulation avec le projet de recherche LINC) ainsi qu’en Italie. Une partie de son travail consiste à comprendre les publics à partir des discours des journalistes.
Laurie Chappatte : Quelles sont les figures des publics que vous avez étudiées ?
Laura Amigo : Elles sont liées à la conceptualisation de la proximité des médias locaux à leurs publics que je propose dans mon travail de thèse. La proximité est conçue comme un équilibre dynamique entre trois dimensions : une dimension gatekeeping (en référence au choix éditorial et au processus de fabrication de l’information), une dimension sociale (en lien avec la mission que les médias locaux se donnent de construire un sentiment de vivre ensemble en favorisant les attaches à un lieu, la sociabilité et la solidarité) et, finalement, une dimension commerciale (renvoyant à la stratégie qui permet à un média de se maintenir sur le marché). Ces dimensions sont articulées à la figure centrale et plurielle des publics, définie selon les diverses stratégies des médias dont elle est la cible, et incarnée dans les discours et les actions des acteurs, dans un contexte donné.
Afin de mieux cerner cette figure complexe, un des articles de ma thèse, co-écrit avec Nathalie Pignard-Cheynel, cherchait à adopter une perspective peu explorée dans les recherches sur le journalisme local. Il s’agissait de saisir la figure des publics dans les discours des journalistes des médias locaux francophones. Plus particulièrement, il s’agissait d’explorer la manière dont les professionnels perçoivent leurs publics et envisagent des « rôles » pour eux dans les initiatives qu’ils mettent en œuvre dans leur média afin de redynamiser les liens avec les publics (des cafés lecteurs, des visites de la rédaction, etc.). Ces rôles projetés pour les publics ont été identifiés dans une relation dynamique, « en miroir » des rôles des journalistes.
Qu’en ressort-il ?
Trois figures principales des publics se dessinent dans les discours des journalistes. Elles sont associées aux dimensions structurantes de la proximité des médias locaux à leurs publics que je viens de mentionner. Liée à la dimension éditoriale ou gatekeeping, la figure du « citoyen » renvoie à des publics concernés par les contenus produits par les médias, voire impliqués dans leur fabrication. Outre la conception assez classique des publics dans une posture de réception d’information, la figure du citoyen voit les publics comme des collaborateurs dans le processus éditorial. Ceci, par exemple, via l’envoi de différents types de contenus aux rédactions (des images, des témoignages, etc.), des échanges avec les journalistes sur l’offre éditoriale ou l’engagement dans des enquêtes participatives, comme celle sur l’insalubrité de logements à Marseille menée par le journal La Marseillaise.
La figure du « proche », deuxièmement, est associée à la dimension sociale de la proximité. Cette figure fait référence aux publics ancrés dans un territoire géographique (qui correspond à l’aire couverte par le média), et implique leur participation dans des initiatives promouvant un sentiment d’appartenance, du collectif, au-delà du seul cadre éditorial. Deux rôles principaux sont attachés à cette figure des publics. D’une part, les publics sont perçus comme des personnes avec qui l’on échange de manière informelle. Cette figure prend corps dans des initiatives conviviales que les médias créent pour rencontrer leurs publics et pour être plus visibles dans leur territoire. C’est le cas des apéritifs avec la rédaction organisés par Rue89 Strasbourg. D’autre part, les publics endossent un rôle de promotion d’aide mutuelle, de solidarité, en s’engageant dans des initiatives telles que des collectes de fond pour une cause de bienfaisance comme celle organisée annuellement par La Tribune de Genève. La figure du proche recouvre donc une double acception de la proximité à la fois physique et affective.
La troisième figure conçoit les publics sous un prisme commercial, en référence aux modèles d’affaires et autres stratégies visant à soutenir un média sur un marché. Les publics sont perçus comme un levier économique des médias, comme « clients » qui contribuent à générer des sources de revenus pour le média. Cette contribution peut se faire de manière directe par les achats, les dons, l’acquisition des produits spécifiques, etc. Citons par exemple les concours de La Liberté permettant de gagner une rencontre avec un joueur de hockey. Elle peut aussi se faire de manière indirecte. Ici le rôle des publics consiste à être observés, profilés, à laisser des traces numériques de leur consommation ou leur exposition susceptibles d’être utilisées à des fins marketing.
Est-ce qu’une de ces figures est plus présente au sein des rédactions étudiées ?
La figure traditionnelle des publics comme citoyens « à informer » est assez présente dans les discours des journalistes. Cette figure peut être associée à l’idée que les journalistes doivent fournir aux citoyens des informations pertinentes leur permettant de prendre des décisions éclairées tant dans le domaine politique que dans la sphère de la vie quotidienne. Cette figure est liée à une conception du journalisme comme ayant une mission de transmission d’informations et de mise en récit ou storytelling, comme le remarquent les chercheurs Thomas Hanitzsch et Tim Vos.
Au contraire, y a-t-il une figure plus surprenante ou du moins qui se retrouve moins régulièrement ?
Celle des publics comme clients dans un rôle d’acquisition des services ou produits des médias séparés de l’offre de contenus éditoriaux classique. On voit cette figure se dessiner, par exemple, dans les formations au journalisme proposées par Léman Bleu auxquelles on peut accéder moyennant finance. C’est donc une approche plus ouverte sur les logiques marchandes, qui s’exprime essentiellement chez les journalistes ayant des fonctions d’encadrement (la rédaction en chef ou la direction), alors que les rédactions s’y sont historiquement voulues imperméables. Cette facette des publics traduit la nécessité de penser le journalisme également comme une activité commerciale, notamment à une époque où le numérique a bousculé le modèle d’affaires traditionnel des médias fondé principalement sur la vente et la publicité, et a conduit les médias à chercher à diversifier leurs sources de revenus.
Ces figures se recoupent-elles ?
Complètement. Ces trois figures principales sont avant tout idéales typiques. Elles ne s’expriment rarement de manière exclusive ou isolée dans les discours des journalistes, ce qui montre d’ailleurs que la relation entre les médias et leurs publics est complexe, nuancée et dynamique. Il y a donc des porosités entre les dimensions gatekeeping, sociales et commerciales qui structurent les figures du citoyen, du proche et du client. Notons par exemple que les publics sont avant tout des consommateurs de productions éditoriales, un rôle qui est bien sûr clé pour les médias commerciaux, et qui met en évidence la combinaison entre les dimensions gatekeeping et commerciales. Empruntant aux dimensions gatekeeping et sociales, les publics sont également envisagés comme voisins, c’est-à-dire des citoyens qui s’informent mais surtout qui contribuent à la production d’informations dans un objectif de renforcement du ciment social, d’identités partagées. C’est une figure que l’on voit émerger par exemple lorsque les journalistes de La Tribune de Genève évoquent la rubrique « La Julie » qui publie une sorte de billet d’humeur alimenté des messages des lecteurs partageant leurs soucis, leurs histoires personnelles, etc. Une autre figure que l’on voit parfois émerger, est celle des publics comme soutien financier. Cette figure à l’intersection des dimensions commerciales et sociales, exprime au-delà du geste monétaire, une adhésion forte à la philosophie d’un média, une reconnaissance de son impact dans la société. Elle émerge dans les discours des journalistes qui perçoivent les publics dans un rôle d’ambassadeur de la marque. Le projet de mise en place d’une coopérative à L’Avenir tout comme les campagnes de financement participatif organisées par Mediacités illustrent cette approche.
Comment émergent les nouveaux rapports au public ?
Les initiatives qui donnent corps aux diverses figures des publics sont le fruit des démarche variées, qui changent selon les médias et parfois aussi dans le temps. Elles sont souvent issues d’expérimentations, d’opportunités, de projets structurés et d’autres qui ne s’inscrivent pas toujours dans une stratégie organisationnelle ou une vision de long terme. D’où le fait que les figures des publics ne soient pas toujours pleinement stabilisées ou consolidées. Par ailleurs, il se peut qu’il y ait des zones de tensions entre les discours des journalistes vis-à-vis des publics, ce qu’ils narrent, et les pratiques concrètes, les mises en œuvre effectives de ces figures.
Si on ne devait retenir qu’une seule chose, que faudrait-il avoir en tête ?
L’idée que la figure des publics est élastique, plurielle et mouvante. C’est une figure qui se dessine avec des traits plus ou moins forts, selon les stratégies, actions et pratiques des journalistes et des médias. Les figures que j’ai évoquées ici soulignent que les publics sont envisagés davantage comme des entités actives et impliquées dans les relations aux médias, que comme des récepteurs de contenus. Elles suggèrent que les médias cherchent à nouer des liens avec les publics au-delà du seul périmètre éditorial, dans des démarches souvent basées sur l’engagement, l’échange et le partage des causes communes. Cette approche apparaît comme une réponse aux défis des médias locaux en matière de transition numérique, de désaffection voire de méfiance des publics ou encore de recherche de nouveaux équilibres économiques. C’est un investissement plus fort au niveau de temps et des ressources des médias qui vise à créer une plus grande proximité avec les publics, alors que cette relation a longtemps été considérée comme un acquis.
La recherche complète sur la proximité des médias locaux aux publics peut être trouvée dans Amigo, L. (2022). La proximité́ aux publics des médias d’information locaux européens. Stratégies, actions et discours des acteurs dans leur contexte de déploiement. [Thèse de doctorat]. Université de Neuchâtel.
L’analyse sur les figures des publics a été présentée dans Amigo, L., & Pignard-Cheynel, N. (2023). Les figures des publics au sein des rédactions locales d’Europe francophone. Les Cahiers du Journalisme, 9, 9-23. https://cahiersdujournalisme.org/V2N10/CaJ-2.10-R009.pdf
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Tags: engagement, journalisme local, local journalism, public, publics
[…] текст було вперше опубліковано на французькому сайті EJO 6 червня 2024 року. Українською переклала Олександра […]
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