Bien que l’Italie connaisse de graves problèmes de corruption, la perception du phénomène se trouve amplifiée par une couverture journalistique qui relève d’un « populisme pénal », selon deux chercheur-es de l’Université de Pérouse. Leur analyse de quatre journaux italiens révèle la prédominance d’une vision manichéenne du monde s’agissant du traitement de la corruption, souvent liée à l’orientation partisane mais éloignée de la réalité des chiffres. Ils soulignent en quoi ce populisme médiatique nuit à la qualité de l’information et au débat démocratique.
La politique italienne est-elle corrompue de fond en comble ? Répétée comme un mantra par les médias, c’est du moins une conviction répandue dans l’opinion publique italienne. Depuis quelques années, derrière chaque décision politique plane le soupçon d’un pot-de-vin ou de toute autre forme d’échange illicite. Nous avons cherché à vérifier si ce fort degré de perception de la corruption pouvait être imputé, au moins en partie, à la façon dont les médias italiens couvrent le phénomène. Ce travail de recherche a fait l’objet d’un article publié en 2017 dans Problemi dell’Informazione.
La corruption n’est pas un faux problème construit par les journalistes, loin de là : les chiffres de Transparency International, de l’Eurobaromètre, tout comme de nombreuses recherches scientifiques indiquent que l’Italie fait figure d’anomalie sur la carte des pays occidentaux en termes de niveau de corruption. Toutefois, la manière dont les journalistes traitent les affaires de corruption mérite d’être étudiée à la lumière des spécificités du système médiatique italien, de sa structuration par les logiques commerciales et politiques.
La couverture de la corruption comme « populisme pénal »
Lorsqu’ils traitent de la corruption, les journalistes italiens s’adressent généralement aux « tripes » de leur lectorat, renforçant (créant parfois) ainsi l’opposition entre la figure du « citoyen honnête » et celle des « élites corrompues ». Ce faisant, ils recourent à une forme de rhétorique populiste qui vient accentuer la défiance des citoyens envers la classe dirigeante. En d’autres termes, la couverture journalistique de la corruption reflète souvent un « populisme pénal », qui n’est autre que l’instrumentalisation du crime, parfois à but politique, avec pour conséquence de répandre la peur au sein de l’opinion publique sans que cela ne soit justifié par la réalité des faits.
Ce populisme pénal s’est déjà observé, par le passé, dans la couverture d’autres thèmes d’actualité, allant de la petite délinquance à l’immigration clandestine, en passant par le meurtre. Dans plusieurs cas, l’emballement médiatique qui a suivi un évènement marquant est venu forcer le trait d’un phénomène objectivement peu répandu, suscitant des peurs sociales infondées.
Dans notre étude, nous montrons que la même logique est à l’œuvre s’agissant du traitement médiatique de la corruption en Italie. Lorsque les médias thématisent largement la corruption en documentant un nombre important de scandales politiques, la perception générale du niveau de corruption dans la société peut être altérée. Un traitement médiatique excessif de la question, sans lien à l’actualité, vient biaiser la formation des représentations individuelles.
L’analyse s’est portée sur les publications de quatre journaux italiens (Corriere della Sera, La Repubblica, Il Giornale et Il Sole 24 Ore). Nous avons cherché à comprendre comment ces titres s’étaient emparés du thème de la corruption sur une période de douze ans (2004-2015). En particulier, nous nous sommes concentrés sur les trois paramètres qui peuvent indiquer la présence d’une forme de populisme pénal, que sont la « dé-statisticalisation », la « glamourisation » et, troisième aspect, la « politisation de la lutte contre la corruption ».
Des publications sans lien avec la réalité statistique
La première renvoie à une narration qui ne tient pas compte des données statistiques et de toute référence concrète à l’ampleur objective du phénomène. Nous avons comparé le nombre de publications sur la thématique, année après année dans les quatre titres observés, avec les données d’Istat sur le nombre de cas de corruption dénoncés, pour constater qu’il n’y a pas de lien entre la quantité d’articles et l’occurrence des dénonciations. Durant certaines périodes, la proportion d’articles sur la corruption est même inversement proportionnelle au nombre de cas de corruption dénoncés. Cela concerne en particulier la période 2009-2011, où on peut observer une augmentation significative des publications thématisant la corruption (on passe de 2391 articles en 2004 à 6780 articles en 2010) sans que cela ne corresponde à une augmentation similaire des cas.
Les mois où les pages de journaux sont inondées d’articles sur des affaires de corruption correspondent même, paradoxalement, à une légère diminution du nombre de dénonciations (de 2565 dénonciations en 2009 à 2453 en 2010). Cela démontre que les journalistes ne sont pas influencés par l’étendue réelle de la criminalité et qu’ils ne traitent pas équitablement toutes les affaires. Ils recherchent des scandales politiques importants, qu’ils tendent à rendre exagérés et spectaculaires.
Simplifier pour scandaliser
Cette recherche du spectaculaire caractérise parfaitement la « glamourisation », qui est le deuxième paramètre que nous avons utilisé pour identifier la présence du populisme pénal. Dans un contexte de concurrence médiatique, où les journaux doivent rivaliser pour capter l’audience, les articles sur la corruption doivent choquer le public, provoquer l’indignation et parfois divertir le lecteur. En d’autres termes, les journalistes ont tendance à adopter un traitement « scandaleux » de la corruption où le spectaculaire et la dramatisation forcent le trait de la réalité des faits. De cette manière, les affaires de corruption deviennent des histoires qui sont plus faciles à écrire et à comprendre et qui peuvent facilement attirer le public, mais qui sont en même temps trop simplifiées pour en permettre une bonne compréhension.
Une affaire de corruption devient un mélodrame, avec un protagoniste bien reconnaissable sur lequel catalyser la désapprobation sociale. Dans la majorité des cas, les méchants sont des politiciens: à travers l’analyse du contenu, nous avons remarqué que dans les 49,4% des articles, le protagoniste de l’histoire était le politicien, au lieu des 13,2% d’articles centrés sur l’homme d’affaires ou le banquier. Ce type de narration préfère se concentrer sur les politiciens parce qu’ils sont mieux connus des lecteurs que les entrepreneurs privés ; cela contribue dans le même temps à renforcer la méfiance des citoyens envers la classe politique et favorise une rhétorique populiste.
Une couverture médiatique politisée
De plus, la réprobation morale reproduite par la couverture journalistique n’est pas généralisée ou partagée par les différents journaux. Le traitement de la corruption reflète en effet la structure partisane du système médiatique italien. Par exemple, entre 2009 et 2011, lorsque des affaires de corruption impliquant Berlusconi et la coalition de droite ont éclaté, le plus grand nombre d’articles a été produit par « La Repubblica », le plus important journal de gauche (6215 articles produits par La Repubblica, 4467 par Il Corriere della Sera, 2972 articles par Il Giornale et 2781 par Il Sole 24 Ore).
Nous notons des différences non seulement dans le nombre d’articles publiés, mais aussi dans le ton employé. C’est pourquoi nous nous référons à ce troisième concept de « politisation de la lutte contre la corruption », à savoir la polarisation des opinions et des valeurs lorsqu’il s’agit de la couverture des enquêtes judiciaires. En d’autres termes, les journaux ont tendance à rapporter une affaire de corruption ou la poursuite judiciaire d’un crime en fonction du profil politique du prévenu. L’influence du positionnement politique d’un titre sur la rédaction est encore marquée en Italie. Les partis politiques considèrent d’ailleurs les journaux comme des alliés importants lorsqu’il s’agit d’instrumentaliser une affaire de corruption.
Méfiance et affaiblissement démocratique
En conclusion, la part d’articles consacrés à la corruption en Italie ne correspond pas toujours à la tendance observable de la criminalité. La couverture médiatique est largement influencée par des cas spécifiques particulièrement importants qui captent l’attention du lectorat. Un traitement journalistique abondant peut influencer la perception du lecteur, sans que cela ne soit en prise avec la réalité. En outre, le dégât d’image pour la classe politique est important.
Selon nous, une rhétorique populiste qui ne contribue pas à donner une représentation fidèle de la réalité menace le rôle de surveillance du journalisme ainsi que sa capacité à juguler la corruption. Notamment parce que l’opinion publique ne se focalise que partiellement sur le problème, à savoir sur son aspect le plus politique, sous-estimant d’autres éléments potentiellement importants à la compréhension de la situation. Mais surtout parce que les attaques partisanes continuelles contre les représentants politiques, de droite comme de gauche, instillent un sentiment de méfiance générale envers la politique qui a pour effet de décourager le citoyen de s’engager dans la vie publique.
La version originale de cet article est parue sur la page EJO italophone le 6.10.2017.
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