Pratiquée quotidiennement par les agences de presse, la traduction est pourtant peu thématisée dans les médias. La chercheuse Lucile Davier montre en quoi l’enjeu de la traduction est crucial pour produire une information juste et équilibrée. Un constat qui vaut aussi pour les journalistes qui traitent de l’actualité internationale.
Le travail le plus important, « ce n’est pas la traduction, c’est la sélection des informations », m’a confié l’un des 27 journalistes qui m’ont accordé un entretien à l’Agence télégraphique suisse (ATS) et au bureau suisse de l’Agence France-Presse (AFP). Seulement, voilà, il est difficile de séparer les deux. Après avoir analysé la couverture d’un même événement par les deux agences (près de 1200 dépêches en français et allemand pour l’ATS, français et anglais pour l’AFP), je me suis aperçue que certaines sources étaient citées, par exemple, dans le fil en allemand, mais pas dans celui en français.
Pourquoi ? Notamment parce qu’elles s’exprimaient dans une autre langue…
Un désamour pour la traduction
Lors de mon étude de terrain publiée dans un livre en 2017, j’ai constaté un vrai désamour pour la traduction. De plus, dans les deux agences que j’ai étudiées, les journalistes ne sont pas très bien équipés pour traduire : ils ne sont pas formés à la traduction, et leurs compétences en langue seconde sont parfois limitées.
Il en découle qu’ils évitent dans la mesure du possible une tâche à la fois longue, complexe et risquée. Par conséquent, il peut arriver que des sources ne soient pas retenues dans une information… parce qu’elles ne parlent pas la langue des agenciers.
De ce fait, les journalistes peuvent passer sous silence certaines citations parce qu’elles ne sont pas pertinentes pour leur public, mais aussi parce qu’elles les embarrassent du point de vue de la traduction. Ils peuvent les supprimer, les reprendre uniquement au discours indirect (sans guillemets) ou les résumer. Il arrive également qu’ils les remplacent par la citation d’un expert parlant la langue de leur public. Ces pratiques ont pour conséquence le repli sur le familier au détriment de l’Autre linguistique et culturel.
Un risque de discrimination linguistique
Dans les dépêches que j’ai examinées, une différence était flagrante : certains représentants d’organisations musulmanes de Suisse n’étaient cités que dans le fil germanophone de l’ATS. Parce qu’ils n’ont parlé qu’en allemand. Pourtant, ils ne disaient pas la même chose que leurs homologues francophones : ils tenaient un discours plus modéré.
Du fait de leurs lacunes en français, les représentants germanophones de la communauté musulmane sont sous-représentés dans les médias romands. J’ai observé ce même phénomène à l’AFP Genève, où les journalistes travaillent rarement à partir de l’allemand quand ils couvrent une actualité suisse. Cette conclusion est confirmée par plusieurs études politologiques portant sur les musulmans en Suisse.
D’un côté, on pourrait conseiller aux attachés de presse de communiquer en plusieurs langues s’ils désirent être entendus dans plusieurs communautés linguistiques et culturelles. Car un communiqué qui a déjà été traduit (et bien traduit) aura davantage de chances d’être repris par les journalistes. D’un autre côté, il faudrait en appeler à la responsabilité des journalistes. Et surtout des formateurs de journalistes. Traduire, c’est s’ouvrir à l’autre. C’est aussi rendre justice à une diversité de points de vue – l’une des règles fondamentales du journalisme.
Il ne faut pas pour autant jeter l’opprobre sur les agenciers. Au contraire : ils fournissent un travail exceptionnel malgré le rythme effréné auxquels ils doivent produire des textes. À leur place, n’importe qui opterait pour la solution la plus rapide. Mais pourquoi ne sont-ils pas formés à la traduction alors même que cette activité est centrale dans un pays multilingue ? Que dire d’une société à plusieurs langues qui ne souhaite pas investir dans l’intercompréhension ?
Une tendance au repli avec le journalisme multiplateformes
Ces observations – faites dans des agences de presse qui ne produisaient pas de vidéos et n’étaient pas présentes sur les réseaux sociaux à l’époque de ma recherche – sont encore valables aujourd’hui, j’en ai bien peur.
Une autre recherche que j’ai menée récemment au Canada dans des médias multiplateformes ne laisse pas présager une plus grande ouverture à l’altérité linguistique et culturelle par la traduction. La convergence médiatique augmente la demande en produits audiovisuels. Or, la traduction semble être encore moins bien tolérée quand on la voit – et l’entend. Il est donc temps d’ouvrir les mentalités journalistiques à la traduction pour éviter l’enfermement des communautés dans leur bulle culturelle.
Cet article est publié sous licence Creative Commons (CC BY-ND 4.0). Image de couverture par Léo Mabmacien, Flickr (licence CC BY-SA 2.0)
Merci aux étudiant-es de l’AJM qui ont participé à l’enrichissement web (illustrations, formatage, liens) de cet article.
Tags: agence de presse, formation, qualité, traduction