La décision du quotidien régional français La Voix du Nord de ne plus autoriser la relecture d’interviews politiques avant publication a fait grand bruit. L’évènement est révélateur du besoin urgent de manifester publiquement un nouveau rapport de force entre les médias d’information et le monde politique, selon le prof. Benoît Grevisse.
Le 15 janvier dernier, La Voix du Nord prenait une décision rompant avec la tradition déontologique des journalistes français. Le quotidien annonçait qu’il n’accepterait plus la relecture des interviews d’hommes et de femmes politiques par leurs communicants avant publication. À l’origine de ce coup de gueule : Emmanuel Macron, qui avait refusé une interview au quotidien nordiste avant un déplacement dans la région. Le ministre de l’Intérieur Gérard Collomb avait été proposé en doublure, avec pour condition qu’il puisse relire et corriger ses citations. « Jusque-là, comme la quasi-totalité de nos confrères, nous acceptions cette relecture sous prétexte que la parole d’un ministre a quasiment force de loi », écrivait le rédacteur en chef, Patrick Jankielewicz.
Nous prenons nos distances avec les politiques : ils ne pourront plus relire et corriger leurs interviews avant publication, pratique qu’ils imposent à toute la presse écrite depuis des décennies. Ça va faire de la place dans nos colonnes 🙂. #lavoixdunord #Médias pic.twitter.com/Ote8RfCkVr
— Patrick Jankielewicz (@PJankielewicz) 15 janvier 2018
Ce credo en la parole ministérielle avait, en soi, peut-être déjà de quoi surprendre, davantage sans doute que la décision prise par le journal, propriété d’un groupe belge, qui ne faisait en l’occurrence que rejoindre la tradition déontologique du pays de son actionnaire.
L’exception française
En Belgique, il est affirmé par principe que les journalistes n’acceptent pas la relecture. Mais des exceptions sont prévues, soit en raison de la complexité d’un sujet, soit en vertu d’un accord préalable avec la source, pour autant que l’indépendance rédactionnelle soit respectée.
D’après le guide de bonnes pratiques émis en 2012 par le Conseil de déontologie journalistique :
Ni l’usage (en Belgique francophone) ni le droit ne consacre le principe d’un “droit de suite” de l’interviewé, et la relecture/visionnage ne peut pas être une exigence préalable à l’entretien. C’est une conséquence logique de la différence entre la stratégie de communication d’une source et la nécessaire prise de distance des journalistes. La contrepartie est l’exigence d’honnêteté de la part des journalistes dans le traitement de l’entretien. Les journalistes eux-mêmes peuvent souhaiter soumettre l’interview pour en assurer l’exactitude (vu la technicité du domaine abordé, la complexité du sujet, une maîtrise insuffisante de la langue, une hésitation …). Par ailleurs, un accord amiable peut être conclu avant l’entretien, à la demande de l’interviewé. En presse écrite, on conviendra alors des modalités des éventuelles corrections, pour limiter celles-ci aux erreurs factuelles et termes impropres. L’interviewé sera invité à tenir compte des impératifs du journaliste (son indépendance rédactionnelle, le délai de bouclage, la vulgarisation des propos pour un public non spécialisé, le respect du caractère oral de l’interview …) et, en tout cas, le journaliste gardera sa totale liberté dans la mise en forme définitive de son article ou émission.
On notera que la jurisprudence belge, pour autant que les choix journalistiques aient été faits de bonne foi, c’est-à-dire qu’ils ne dénaturent pas le sens et la portée des paroles de l’interviewé, refuse à ce dernier un droit de contrôle sur la publication dans laquelle s’insère son interview.
Le Guide de déontologie de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec pose de la même manière un principe préalable d’interdiction : « Les journalistes ne soumettent pas leurs reportages à leurs sources avant de les publier ou de les diffuser. » Le Conseil suisse de la presse (CSP) met davantage le curseur sur l’aspect conventionnel de l’interview ; mais il précise dans sa directive 4.5 le cadre de l’autonomie rédactionnelle :
Une interview journalistique repose sur un accord entre deux partenaires, qui en fixent les règles. Le respect de ces règles est affaire de loyauté. (…) Toutefois, la personne interviewée ne pourra apporter de modifications substantielles, de nature à donner une autre orientation à l’entretien (changement de sens, suppression ou rajout de questions, etc.) ; dans ce cas, le journaliste est en droit de renoncer à la publication ou de rendre transparente cette intervention. Lorsque les deux parties se sont entendues sur une version, il n’est plus possible de revenir après coup sur des versions antérieures. Les déclarations de personnalités de la vie publique, qui sont faites en public, sont publiables sans qu’il soit nécessaire d’en référer à leur auteur.
Dans un de ses avis, le CSP est encore plus clair quant à ce qu’il appelle « les interviews convenues » : « Les journalistes doivent-ils soumettre à nouveau pour approbation des citations préalablement autorisées après leur traduction dans une autre langue? Non, estime le Conseil. Le faire éviterait toutefois des malentendus. Des accords sur une interview allant au-delà de la relecture de citations et qui autoriseraient l’interviewé à garder le contrôle total sur le contenu de l’article ne sont pas justifiés d’un point de vue déontologique. »
Ces différences de dispositions déontologiques entre quatre pays francophones peuvent sembler relatives. Il faut cependant préciser un élément contextuel d’importance. À l’inverse de la France, ces autres pays disposent d’une instance d’autorégulation de déontologie journalistique. Le modèle du conseil de presse rassemble responsables de rédactions, éditeurs, journalistes et représentants de la société civile. Il n’offre pas la garantie d’un système sans défauts. Mais, par son action, il a cependant fait la preuve de l’efficacité de son appui à la protection de l’autonomie rédactionnelle des journalistes, au regard de l’intérêt général.
Comme l’a justement noté le journaliste Pierre Ganz, si la pratique de la relecture est ancienne en France, elle ne saurait laisser croire qu’elle est l’apanage de ce seul pays. De même, en ces pays qui défendent pourtant le principe de non-relecture préalable, on constate que quelques secteurs d’activités journalistiques, en raison de leur plus grande dépendance à leurs sources, se montrent bien moins scrupuleux dans l’application de ce principe déontologique. On pense notamment à certaines pratiques du journalisme de mode, beauté ou lifestyle. Mais ce secteur ne détient aucun monopole en la matière. Le sport, l’automobile ou le tourisme, notamment, sont ainsi souvent cités par les analystes comme des matières « à haut risque » de ce point de vue.
Le syndrome de Roland
En définitive, la démarche de La Voix du Nord est peut-être moins significative par sa valeur de rupture avec cette tradition dite française, que parce qu’elle agit comme révélateur du besoin urgent de manifester publiquement un nouveau rapport de force entre les médias d’information et le monde politique.
La pratique de l’interview nécessite qu’on bouscule un peu les intéressés sans les piéger, écrit Patrick Jankielewicz, dans l’éditorial du quotidien nordiste. La spontanéité de leurs réponses est un élément important. À quoi bon publier des propos polis, lissés, rabotés, aseptisés par des communicants ? Cette relecture avant parution nous paraît encore plus inadmissible dans une époque où le citoyen entend pouvoir faire le tri entre fausse et vraie nouvelle mais aussi entre information et communication. (…) Nous avons bien conscience que vous trouverez désormais moins d’interviews de personnalités politiques dans ces pages et sur nos sites mais nous pensons devoir cette indépendance aux lecteurs qui nous font confiance.
Bien entendu, on peut lire ceci en rappelant une fois de plus la montée en puissance des techniques de communication, la tentation et la capacité des politiques de court-circuiter les journalistes, de les discréditer par l’usage de réseaux sociaux, voire par la manipulation perverse de la vérité au travers de la rhétorique des « fake news ».
Mais le trait saillant de la décision de La Voix du Nord n’est-il pas précisément la nécessité politique, et économique, des médias d’information de retrouver la crédibilité qui leur fait aujourd’hui défaut, en système démocratique comme dans l’implacable réalité de marché ?
C’est parce qu’elle s’est trop souvent contentée, pour de multiples raisons, de servir de simple courroie de transmission de la communication politique ; c’est parce qu’elle a fait davantage son miel des petites phrases et d’intrigues de palais que des préoccupations politiques, vécues ou ressenties par un public inscrit dans une réalité mouvante et difficilement saisissable par les méthodes et les narrations journalistiques traditionnelles ; c’est parce qu’elle s’est laissée assimiler à une forme d’establishment que la presse est aujourd’hui acculée à repenser dans la précipitation sa légitimité aux yeux du public et sa relation à ce dernier.
La mesure prise par La Voix du Nord peut sembler anodine à cette échelle. Elle remet pourtant au premier plan la conscience du mandat de la presse et les responsabilités de celle-ci vis-à-vis du public. Elle démontre également comment la discussion publique de la déontologie journalistique peut transcender la conception stérile de règles partagée par la seule corporation.
Mais elle ne suffit pas à répondre aux questions ainsi posées en filigrane : comment rencontrer, par l’information, l’urgence démocratique de construire un espace rationnel d’échanges publics fondé sur l’intérêt général. Pour réintroduire de la complexité, de la perception des enjeux politiques qui sont ceux que vivent ou ressentent des publics parcellisés, tout en transcendant les simplismes et les radicalismes qui pullulent en « effet de bulle » sur les réseaux sociaux, il faudra sans doute bien plus que de simples sursauts d’indépendance vis-à-vis du politique…
Clamer sa révolte contre des usages érodant la liberté de la presse, c’est évidemment reconnaître à quel point on l’a laissée se compromettre. En appeler au public est sans doute juste et héroïque. Cela suffira-t-il à le retrouver ?
Le cor de Roland de Roncevaux, dit-on, se faisait entendre à sept lieues… Les secours arrivèrent trop tard.
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Crédit illustration: http://www.lavoixdunord.fr/
Tags: belgique, caviardage, citation, communication politique, confiance, déontologie, France, indépendance, légitimité, macron, québec, relecture, suisse, voix du nord
Heureux de voir une pratique qui donnait trop de poids aux politiques est revue dans le sens d’une indépendance rédactionnelle accrue, ce qui postule aussi une responsabilité journalistique plus grande, et donc un respect des principes déontologiques de notre profession