Distinguons violence contre les journalistes et défiance envers les médias

14 février 2019 • Déontologie et qualité, Récent • by

Crédit photo : Ella87 via Pixabay

A la faveur du mouvement des gilets jaunes, les agressions contre les journalistes et contre les symboles médiatiques se sont multipliés. A Rouen, le 12 janvier dernier, deux journalistes de LCI, accompagnés d’agents de sécurité, ont été pris à partie violemment. Ailleurs, ce sont des voitures et des locaux de la presse qui ont été ciblés. Cette situation est dénoncée par une trentaine de sociétés de journalistes dans une tribune commune, ainsi que dans une pétition, à l’initiative de Reporter Sans Frontières.

L’article a été initialement publié sur le site Méta-Média.

Pour comprendre la nature de ce phénomène inquiétant et pour éviter toute forme d’amalgame, il semble nécessaire de faire une distinction entre la violence exercée contre les journalistes d’une part et la défiance envers les médias, d’autre part. Un point de vue qui permet de faire une différence entre une minorité de manifestants radicaux, violents et motivés idéologiquement et un mouvement ancien et profond de remise en cause de la parole des médias dits « traditionnels ».

Dans les deux cas, les médias ne sont pas armés pour répondre aux attaques. Pourtant, ces violences inacceptables ne sauraient les exonérer d’un sérieux examen de conscience, à l’image du travail déjà entamé par les journalistes qui composent leur rédaction et qui, pour la plupart, vivent au quotidien une contestation croissante de leur légitimité.

 Sur le terrain ou sur le web, même combat

Depuis le début du mouvement des gilets jaunes, le web et les réseaux sociaux ont servi de caisse de résonance à la protestation, offrant un contrepoint massif et inédit aux informations diffusées par les médias.

A grand renfort de pages Facebook et de vidéos en direct, les manifestants se sont offert une tribune sans précédent pour exprimer leur colère et leurs revendications. Une réappropriation de la parole publique (une des principales revendications du mouvement) qui aboutit à un affrontement médiatique par canaux interposés.

D’un côté, la toute-puissance des chaînes d’info en continu, et de leurs éditorialistes perçus comme arrogants et déconnectés, et de l’autre des collectifs de gilets jaunes utilisant la puissance de Facebook pour défendre leur point de vue.Une plateforme profondément ancrée dans les usages numériques quotidiens des Français, avec 34 millions d’utilisateurs actifs chaque mois dans l’hexagone.

Cet affrontement a créé une faille dans l’équilibre médiatique traditionnel. Une faille dans laquelle se sont engouffrés des militants radicaux et de petits groupes de trolls hyper-connectés maîtrisant parfaitement les effets d’amplification et les bulles de filtres des réseaux sociauxA l’arrivée, un effet de loupe sur les extrêmes médiatiquesla propagation de fake news et de théories complotistes avec pour conséquence une radicalisation des comportements hostiles, comme en atteste la multiplication des cas graves de harcèlement de journalistes en ligne.

Contrairement à la sphère médiatique traditionnelle, les minorités agressives et engagées idéologiquement se sont professionnalisées à la faveur de la création d’une agora numérique.

Les médias, eux, ont brillé par leurs atermoiements, leur amateurisme et un certain aveuglement. Il aura fallu vingt ans pour qu’ils prennent conscience de la réalité de la révolution numérique, de ses implications politiques, économiques.

Durant cette période, les médias ont perdu simultanément le monopole de la parole médiatique, une partie de la confiance des citoyens et finalement le lien avec une société en profonde transformation. Une négligence qu’ils paient au prix fort aujourd’hui.

Défiance, rejet et crise de la représentativité

Les critiques faites aux journalistes sont très proches de celles faites aux représentants politiques et mettent en lumière une crise de la représentativité. Comme en politique, le miroir tendu à la société ne correspond plus à l’image qu’elle a d’elle-même. Déconnexion du terrain, monopole de la parole publique, biais idéologiques, défense d’institutions et de méthodes de travail datées…

Le succès grandissant des « nouveaux médias » tend à confirmer ce constat. Initiés de plus en plus fréquemment par des non-professionnels de l’information, ils contribuent à réinventer la grammaire journalistique et à redéfinir ses missions.

Le succès des live Facebook de Rémy Buisine lors des manifestations des gilets jaunes est riche d’enseignements. Comment, en 2019, un journaliste couvrant une manifestation peut-il être à ce point remercié, soutenu et même acclamé par les gilets
jaunes
, alors que la majorité des médias est victime de comportements hostiles et cristallise la colère ?

Proximité, écoute, humilité et simplicité, voilà ce qui caractérise l’attitude du journaliste de Brut face aux manifestants. Certes, il marche sur un fil ténu en jouant la carte du direct pur et dur, mais c’est justement ce qui plaît. C’est un témoin parmi d’autres, il ne filtre pas à outrance la réalité et ne cherche pas à tout prix à faire rentrer une manifestation dans un sujet télé d’une minute trente, tourné et « monté » selon des codes en place depuis des dizaines d’années.

L’exercice du live façon Brut est une forme de retour aux sources, une interprétation des nombreuses missions dévolues aux journalistes : regarder, s’étonner et restituer. Le tout, à hauteur d’homme. Une approche à l’antithèse de la perception qu’ont les classes populaires des médias dits « traditionnels ». Une perception exacerbée par le traitement de certaines chaînes d’info en continu.

Formatage stérile et grille d’analyse périmée

Il faut le reconnaître, les médias de masse sont malades d’un formatage à outrance et d’une grille d’analyse dépassée qui ne laissent plus beaucoup de place à la « réalité des gens ». Encore trop souvent, c’est la réalité qu’on essaie de faire rentrer au chausse-pied dans les formats plutôt que d’adapter les formats au(x) monde(s) qu’ils racontent. C’est le syndrome du « journalisme de journalistes ».

La couverture de la vie quotidienne des gilets jaunes représente à ce titre une belle opportunité de reconnexion avec « la France d’en bas ». Une réalité qui s’est rappelée au bon souvenir des journalistes et s’est hissée à la Une de la presse et des journaux télévisés.

Dans les médias, les examens de conscience se multiplient, on essaie, bon gré mal gré, de renouveler l’approche pour raconter une société qui change très rapidement.

Au regard du retard accumulé, ces efforts sont spectaculaires, mais la fragilité économique des médias rend l’exercice extrêmement compliqué. Les journalistes, coincés entre le marteau de leur direction et l’enclume du public, ne disposent ni de l’espace ni des moyens nécessaires pour faire évoluer leurs pratiques.

La fronde d’une partie de la rédaction de BFM contre les choix éditoriaux et stratégiques de leur direction est à cet égard très éclairante. « Coller un peu plus à la réalité de la vie quotidienne des Français ; aller vers plus de proximité : cela fait partie d’une réflexion qui vaut pour BFM-TV comme pour l’ensemble des médias », a concédé Alain Weill, le PDG de la maison mère de BFM-TV Altice Média, face aux protestations.

Mais les efforts d’autocritique de la profession seront vains si ces mêmes propriétaires de médias ne lui offrent pas les moyens de répondre aux attentes du public et de faire face l’inquiétant mouvement de défiance et de rejet dont ils font l’objet.

Un sursaut tardif, mais nécessaire. Il aura quand même fallu une vingtaine d’années pour que les médias prennent réellement au sérieux le web et les réseaux sociaux, pour ce qu’ils racontent du monde contemporain. Ce n’est pas seulement l’émergence d’un super-média que nous avons manqué, nous avons également échoué à tendre un miroir fidèle à une société en plein questionnement. Le retard est considérable et nous en payons aujourd’hui le prix :  un déclassement inédit des journalistes dans l’opinion.

Cet article a été publié le 21 janvier sur le site de Méta-Média.

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