Erik Neveu: le service public en quête de «singularité»

27 février 2018 • Déontologie et qualité, Économie des médias • by

À quelques jours de la votation suisse sur No Billag, le sociologue des médias et politiste Erik Neveu répond à nos questions sur le service public. Il en soulève la mission délicate et plaide pour une inventivité journalistique fondée sur la compréhension fine des publics et de leur rapport au savoir.

fr.ejo.ch : Les citoyennes et citoyens suisses s’apprêtent à voter ce dimanche 4 mars 2018 sur l’initiative No Billag, qui vise à supprimer le financement du service public audiovisuel. Que vous inspire cette initiative et la campagne très vive qui l’entoure ?

Erik Neveu : La dynamique néo-libérale de réduction des services publics, de renvoi au privé d’une foule de services, fonctions et activités est une tendance internationale, souvent poussée par des règles venant d’organisations supranationales.

Pour ce qui est de No Billag, je ne connais pas assez le service public audiovisuel suisse pour juger de ses vertus et défauts, sauf à dire qu’ayant deux fois été interviewé par des journalistes de votre radio suisse romande, j’y ai rencontré des gens passionnés qui posaient des questions intelligentes – et ce n’est pas toujours un pléonasme en interview!

Ce que je peux dire, en revanche, c’est que sur le site des promoteurs de l’initiative, j’ai trouvé là des arguments parfois naïfs ou démagogiques. Chaque foyer suisse y gagnerait 450 francs ! Chers amis, supprimez les contributions à l’armée ou réduisez le budget de la santé – après tout, beaucoup de citoyens n’auront jamais l’usage d’un service de cancérologie – cela vous économisera plus ! Suggestion idiote ? Ce n’est pas exclu… Mais peut-être cela veut-il dire que l’argument «je ne dois pas payer pour ce que je n’utilise pas» est souvent l’expression d’un refus de la solidarité, d’un refus d’assumer les coûts, nullement improductifs, du vivre ensemble.

Ce mouvement de fond n’est d’ailleurs pas incompatible avec des logiques et des agendas «locaux». En France, c’est tout autant qu’une logique économique une entreprise de réduction d’un des rares contre-pouvoirs qui se déploie. Dans un audiovisuel public réformé à la mode Macron, il est douteux qu’Élise Lucet puisse continuer à mettre en difficulté sur nos écrans marchands de produits dangereux, employeurs qui poussent au suicide et hommes politiques pas nets…

Vous évoquez la notion de « contre-pouvoir ». Pour les opposants à No Billag, la démocratie est en effet fondamentalement menacée par cette initiative. Quels sont selon vous les fondements de cette crainte? Dans quelle mesure l’information de service public est-elle automatiquement liée à celle de démocratie ?

On peut sans doute opérer une distinction. Il y a d’une part la «mission» de service public. Le fait de mettre à disposition du public des informations fiables gratuitement, qui portent sur les grands enjeux de la vie sociale, et d’ouvrir un espace de débats contradictoires sur ces enjeux est nécessaire à la démocratie. Le citoyen ne se réduit pas à un consommateur, mais essaie de se tenir au courant de la marche du monde et de celle de son pays pour exprimer dans ses votes un jugement non pas rationnel mais au moins réfléchi et informé par ses valeurs et intérêts. Faut-il, d’autre part, des institutions publiques pour assurer cette mission ? Il n’est pas scandaleux d’en débattre.

Là où ces institutions publiques d’information ont une organisation juridique qui les préserve des ingérences des gouvernants – comme la BBC, et à un degré moindre le système français, elles offrent en général une information plus critique et plus ouverte que beaucoup de médias privés qui dépendent de groupes économiques.

Par exemple ?

On l’a vu concrètement en France avec la manière dont un certain nombre d’enquêtes sur des entreprises ont été mises en sourdine quand le groupe Bolloré a pris le contrôle de Canal+, tandis que des investigations très critiques sur de grandes entreprises existent sur le service public avec «Cash Investigation». De même, les radios publiques sont souvent plus irrévérencieuses que les privées… même si on peut aussi le relier à la sociologie de leur public, qui est davantage actif dans le secteur public, plus scolarisé, etc.

On pourrait imaginer un système d’appel d’offres où des opérateurs privés auraient la charge de procurer à ce service public de l’information, sur la base d’un cahier des charges en termes de pluralisme, de volume et de fréquence d’émissions de débat et d’information. Il me semble que quelque chose de proche existe ici, en Suisse. Mais il faut pour que cela fonctionne au moins deux conditions. D’une part un vrai contrôle ex post. Ainsi, TF1 n’a guère respecté ses engagements sur des programmes de qualité pour les enfants après sa privatisation… mais quel régulateur aurait osé pour cela priver le puissant groupe Bouygues du renouvellement de sa concession ? En second lieu, l’information, surtout si elle est de qualité, est peu rentable – comme c’est le cas des correspondants à l’étranger ou des investigations qui demandent du temps et peuvent amener des procès. La question de financements publics pour la qualité d’information n’est donc pas exclue par ce système.

Le service public semble donc être le mieux à même de fournir ces contenus de qualité. Mais sa qualité ne semble pas mettre tout le monde d’accord…

L’un des problèmes du «service public» dans beaucoup de pays tient sans doute au fait que ce qui devrait le rendre singulier est mal défini. L’exercice d’équilibrisme entre, d’un côté, la quête d’une singularité par des programmes davantage culturels, plus informatifs, voire vulgarisateurs, et, de l’autre côté, l’exigence de faire de l’audience comme les réseaux privés est fort compliqué.

Alors oui, on ne peut pas ignorer l’argument qui consiste à dire que le service public oscille souvent entre être trop similaire aux réseaux privés, ou un peu élitiste, au sens de mieux adapté aux goûts et habitudes des diplômés de l’université, des professions intellectuelles ou du «public» – comme notre télévision franco-allemande Arte.

On peut cependant y répondre qu’une des missions d’un service public devrait aussi être d’inventer et d’innover sans cesse des manières de vulgariser, de rendre attrayant ce qui peut être complexe ou intimidant, comme la «grande» culture. Que plutôt que d’inviter sans cesse à abaisser le niveau intellectuel des émissions pour se mettre à la portée d’un public populaire souvent considéré comme un peu bêta, il faudrait aussi faire confiance à l’intelligence de tous, avec ou sans diplômes. Que le vrai défi est d’utiliser les médias pour élever la capacité de réception, et non l’inverse. On peut aussi rappeler le classique processus du «two step flow» : ce qui est le plus écouté, et le plus vu par un public socialement favorisé va aussi circuler à partir de lui, et de là, toucher d’autres groupes, d’autres profils.

Mais l’argument clé me semble être celui-là : l’information sur comment et pourquoi notre monde marche – si mal – n’est pas une marchandise comme une bière, un billet de bus ou de cinéma. C’est ce qui nous rend capables d’agir en citoyens, d’avoir des repères pour débattre, voter et nous engager. Il s’agit d’un bien commun.

Quelle serait la formule d’un service public qui remplisse cette mission ? Est-elle appelée à évoluer, à embrasser plus large, à prendre en compte l’intimité, l’individu, les cas particuliers?

On tient sans doute là le vrai débat. Si le service public est autre chose qu’une simple entité de droit public, qu’est-ce qui doit le singulariser? Apporter au plus grand nombre une information rigoureuse et pluraliste, rendre accessible des créations culturelles à la fois diverses et reflétant les plus grands achèvements de la créativité humaine… Joli programme, dont on voit bien le double écueil. Et si tout cela était fort ennuyeux et élitiste ? Et si cela reposait sur l’idée qu’il y a des personnes qui «savent» ce qui est bon pour le peuple même si c’est aussi appétissant que de l’huile de foie de morue ?

Il faut inventer des émissions, des documentaires, des formes d’enquête qui soient à la fois distrayants, accessibles et formateurs. Il faut fabriquer des séries qui rendent « accroc » mais rendent aussi le monde où nous vivons plus intelligibles. Il faut prendre parfois les grands problèmes par le bas : par la manière dont ils sont vécus par des gens ordinaires, par les émotions, les expériences individuelles. Et cela existe : l’attention à la complexité du monde social est bien présente dans des séries comme «The Wire», «The Newsroom» ou «Baron noir».

Écouter Sonia Kronlund dans «Les pieds sur terre» sur France-Culture c’est entendre comme des gens dits «ordinaires» peuvent être passionnants et bouleversants quand ils racontent leur vie. Quant au fait-divers, il peut être une loupe permettant de comprendre une foule de tensions et d’évolutions de nos sociétés. Des débats sur l’intime, la famille, la sexualité, les loisirs peuvent à la fois être pratiques et éclairants.

Comment s’adapter?

Il n’y a pas de formule pour mettre tout cela en œuvre. Prendre en compte trois repères peut toutefois aider. En premier lieu, il faut se défaire de l’arrogance de celui qui sait ce dont a besoin le public. Il faut l’écouter et le comprendre. Entre sciences sociales et dispositifs de rencontre, la tâche n’est pas impossible. En second lieu, il serait bien de prendre acte de la mort de la «bonne volonté culturelle» que Bourdieu identifiait dans les classes moyennes d’hier – cette disposition dévote et soumise à se laisser cultiver par ceux qui savent, ce rapport ascétique au culturel. Le goût de connaître, de comprendre, d’être plus riche de savoirs, tout cela est bien vivant, bien répandu, mais plus sur le même mode. Ce qui prime et s’exprime, c’est le désir de récits et de programmes immédiatement appropriables, faits de gai savoir. Pensez au prodigieux succès du roman policier, qui souvent nous apprend bien plus sur le monde et nous-mêmes que l’ennuyeuse «grande» littérature française, nombriliste. Enfin, troisième repère : la chance et la contrainte du temps présent, c’est de devoir inventer sans cesse pour s’adapter à ces changements médiatiques et culturels. Inventer, innover, revisiter. Pour cela il faut … des sous, beaucoup de sous!

Justement, voyez-vous d’autres modèles viables de soutien aux médias dans les démocraties occidentales?

En presse écrite des systèmes de subvention publique à une presse d’information ou à une presse politiquement orientée peuvent être utiles. La réaction pourra être : mais que devient l’indépendance ?

Le grand sociologue américain des médias Michael Schudson, qui plaide pour un financement par des fondations et des aides publiques, raconte que, défendant ce point de vue dans un débat sur la chaîne publique PBS, il fut interpellé par un de ses collègues participant au débat : «Mais Michael, si c’est l’État, la parole ne sera pas libre !» ce qui l’obligeait à lui rappeler qu’il lui objectait ainsi librement sur… une chaîne publique. Dès lors que des critères objectifs de contenus et de périodicité sont posés, et que l’allocation de l’argent est à la fois soumise à publicité et sous le contrôle des acteurs professionnels ou des représentants des lecteurs, des enquêtes montrent que la presse ainsi aidée est plus indépendante qu’une presse qui doit chercher le financement de puissants annonceurs pour survivre. C’est le cas en Suède notamment.

Mais on peut aussi suivre le sociologue Schudson ou l’économiste Julia Cagé qui formulent tous deux des propositions très précises et réalistes sur des systèmes de sociétés de presse à but non lucratif, de présence de fondations ou de crowdfunding. On pourrait aussi imaginer, comme cela existe pour des œuvres de charité en Italie, que tout contribuable affecte une petite somme de ses impôts à un titre de presse d’information ou d’opinion.

Encore faut-il avoir confiance dans les médias. La remise en question du service public n’est-elle pas aussi le signe de la défiance des citoyens ou le témoin d’un tournant historique dans le rapport entre médias et démocratie?

Il y a tant de tournants historiques que l’histoire doit être une route de montagne en lacets. Disons que nous vivons, avec le pire et de formidables possibilités, un changement radical de ce qu’on peut appeler l’écologie de l’information. Avec les réseaux sociaux et internet, les médias évoluent et la frontière entre journalistes professionnels et producteurs d’information extérieurs aux médias se brouille. Des compétences nouvelles émergent : «fact-checkers», «coordinateurs de publics de réseaux sociaux», etc. (Lire à ce sujet notre série d’articles sur le fact-checking, NDLR) La question de la vérité ou de la vérifiabilité de l’information est posée par le débat sur les «fake news» – mais il suffit de lire les «reportages» sur la ZAD de Notre Dame des Landes dans certains magazines et journaux français pour voir que des journalistes à carte peuvent être de bons candidats à l’oscar du fake.

Donc, oui, nous traversons moins un tournant qu’une longue zone de recomposition complète du paysage médiatique, des modes d’accès à l’information, de contrôle de sa fiabilité, de redéfinition même de ce qu’est un professionnel de l’information. Il y a donc une actualité brûlante de la question de l’information en démocratie.

 

Erik Neveu est professeur à Sciences Po Rennes, et enseigne notamment à l’Académie du journalisme et des médias à Neuchâtel. Ses recherches sur le journalisme et les médias ont fait date, mais il est aussi connu pour ses travaux sur des thèmes comme les mouvements sociaux ou encore les pratiques culturelles.

Cet article est publié sous licence Creative Commons (CC BY-ND 4.0). Il peut être republié à condition que l’auteur et EJO soient clairement mentionnés avec un lien vers l’article original, mais le contenu ne peut pas être modifié.

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